Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 9.djvu/318

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’autres ; ce sont les hommes gras et les hommes maigres ; ou bien, pour employer un langage plus relevé, et c’est toujours M. Heine qui parle, il y aura d’un côté les Nazaréens et de l’autre les Grecs : les Nazaréens, c’est-à-dire, juifs ou chrétiens, tous ceux qui prêchent le renoncement aux joies de ce monde, et de l’autre côté, de l’autre côté de l’Hellespont, les Grecs, amoureux de la vie et de la beauté. Du reste, cette distinction ne date pas du christianisme, ce n’est pas seulement la différence de l’époque païenne et des siècles chrétiens ; ces deux races ont commencé avec le monde. Il y avait des Nazaréens à Athènes, et Alcibiade a rencontré plus d’un homme maigre aux soupers d’Agathon. De même aussi les Grecs, comme on sait, ne manquent pas chez les Nazaréens. Or, M. Heine est un de ces Grecs. Au fond, les principes de M. Heine n’ont rien de bien nouveau : ce sont les idées familières à l’épicuréisme moderne ; mais comme ces idées converties en de lourds systèmes, comme ce pesant attirail du fouriérisme répugnait à ce léger et charmant esprit, il a imaginé gaiement sa théorie particulière, et le voilà installé en Grèce. Un sentiment de l’art qui ne s’éteint jamais chez un poète comme M. Heine, même au plus fort de sa débauche, l’a averti à temps et préservé d’un mauvais voisinage, car tout le monde peut être fouriériste, mais n’est pas Athénien qui veut. Son voyage sera donc, si j’ose le dire après lui, le voyage d’un homme gras dans la maigre Allemagne, la course rapide d’un Grec chez les tristes Nazaréens. Ces deux hommes, le convive de Rabelais et le spirituel concitoyen d’Alcibiade, — car je ne puis me résoudre à les confondre de la sorte, ces deux hommes, nous les rencontrons tour à tour dans les vers fantasques de M. Heine. Quand son imagination sera un peu trop joyeuse, ce sera l’humoriste en bonne santé, le railleur pantagruélique ; mais la poésie fine, gracieuse, brillante, éclatera aussi par instans, et nous reconnaîtrons le sourire de la Muse sur les lèvres de l’Athénien.

Le voici donc à la frontière. Après cette petite joueuse de harpe qui chantait si doucement, mais si faux, les premiers Allemands qu’il rencontre, ce sont les douaniers du Zollverein. Le bagage du voyageur est visité sévèrement. N’aurait-il pas surtout quelque ouvrage défendu ? — Pauvres fous, leur dit le poète, c’est dans ma valise que vous cherchez ma contrebande ! vous ne la trouverez pas : elle est là, dans ma tête. Vous cherchez si je n’ai pas des aiguilles, des dentelles de Bruxelles, des objets de bijouterie, des livres de France. Ah ! ’ai dans mon esprit de petites aiguilles bien fines, bien fermes, qui vous perceront le cœur.