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ne s’emportera pas aux mêmes exagérations. Qu’est-il arrivé, il y a quarante années, après une dissolution passagère des institutions religieuses ? Un glorieux adversaire des idéologues, mais qui n’en était pas moins un grand philosophe en politique, a rouvert les temples, ramené les ministres de l’autel, et l’œuvre du concordat restera comme un des monumens les plus solides et les plus durables de son génie. N’a-t-on pas vu ce même peuple qui courait aux fêtes de l’Être suprême, saluer, dans le restaurateur de la religion catholique, le réparateur de la société même ?

Pareille chose arriverait de nos jours, si le retour d’une pareille crise était possible. Sommes-nous donc depuis quarante ans un peuple nouveau ? Le besoin religieux a-t-il cessé d’être un besoin impérieux, universel, salutaire ? La philosophie est-elle devenue, par des découvertes ou des progrès extraordinaires, capable d’exercer le ministère spirituel dans sa nécessaire universalité ? Illusions, rêveries que tout cela ! ignorance inconcevable des vrais besoins de notre temps et du véritable esprit du XIXe siècle ! La philosophie ne retournera pas en arrière, et de même qu’elle ne consentira pas à s’abriter, comme au temps de Descartes, derrière la distinction des vérités naturelles et des vérités surnaturelles, elle n’essaiera pas, comme au temps de Voltaire, l’entreprise téméraire de se substituer par la violence et la guerre aux institutions religieuses. Ramener Descartes et l’esprit du XVIIe siècle, ramener Voltaire et l’esprit du XVIIIe siècle, ce sont là deux anachronismes. La philosophie a conquis dans les deux derniers siècles non-seulement le droit de s’exercer avec indépendance, mais le droit d’embrasser dans son domaine, aussi vaste que la raison et l’humanité, tous les besoins, tous les développemens de la nature humaine. Abdiquer ce droit, ce serait faiblesse ; mais en user comme Voltaire, ce serait imprévoyance et folie. La philosophie a montré sa puissance en renversant ce qui faisait obstacle à sa liberté, royauté, aristocratie, et, avec les institutions politiques et sociales, des institutions religieuses à qui dix-huit siècles de durée semblaient assurer l’éternité ; elle a maintenant à montrer sa sagesse, en sachant comprendre et respecter ce qu’elle a vaincu, ce qu’elle n’a pas détruit. Qu’elle étende chaque jour ses conquêtes, qu’elle gagne des ames, qu’elle plonge jusqu’au fond de la société, qu’elle se propose pour idéal suprême la conquête de l’humanité tout entière ; mais qu’elle sache connaître ses limites, les conditions de son développement et de son progrès ; qu’elle se dépouille de toute haine, qu’elle renonce à toute violence, qu’elle s’interdise toute exagération : plus libre, plus ample et dans ses desseins