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cadres n’est pas abordé par lui ; c’est là le côté exclusif de son talent il condamne les sentimens raffinés au nom de la morale, la rêverie au nom du bon sens. Ne pourrait-on pas citer pourtant tel chef-d’œuvre qui n’est que la traduction sublime d’un sentiment exagéré, telle ode qui doit tout son charme au vague de la rêverie, tel conte que la fée du caprice a touché de sa baguette ? La fantaisie est notre dixième muse. J’ai d’excellentes raisons pour ne pas défendre les déportemens du drame moderne contre l’analyse corrosive de M. Girardin ; mais on conviendra pourtant qu’en choisissant ce point, et en ne parlant pas du reste, le malin critique s’est donné trop beau jeu. Il triomphe contre le Roi s’amuse, dont il parle ; les Feuilles d’automne, dont il ne parle pas, triomphent contre lui. L’école nouvelle est battue où il l’attaque, mais elle n’est pas battue partout, comme son silence le laisse croire ; la poésie lyrique reste la plus belle conquête littéraire de notre temps. Il est une dernière objection qu’on avait unanimement soumise à M. Saint-Marc Girardin au nom du goût : à ces raisons-là, M. Saint-Marc se rend toujours. Il a compris qu’on fait trop d’honneur à certains ouvrages en les discutant au milieu d’un livre sérieux, et, dans la récente édition qu’il vient de donner de son Cours de littérature dramatique, le nom du Père Goriot a disparu du texte.

Certes, on comprendrait à la rigueur que M. Victor Hugo, librement discuté au dehors par M. Girardin, lui eût fait poliment quelques-unes de ces objections ou d’autres pareilles ; mais c’était à la condition, imposée par les plus simples convenances académiques, de rendre justice au brillant passé d’un confrère dont l’avenir pourrait être plus brillant encore. Le récipiendaire précisément avait revendiqué dans son spirituel discours « la plus vieille et la plus gracieuse des libertés françaises, la liberté de la bonne compagnie, où tout peut se dire, pourvu que tout se dise bien. » M. Hugo a profité de la liberté, mais pas du précepte ; il a oublié que dans les tournois littéraires la chevalerie est encore de mise. Sa harangue tendue et lourde a quelquefois atteint l’éloquence, et nulle part l’urbanité. On sait le profond dédain que M. Victor Hugo professe pour la critique comment l’illustre poète a-t-il donc consenti à s’essayer dans un genre si misérable, et comment, s’abaissant jusque-là, a-t-il si mal réussi ?


CHARLES LABITTE.