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Kingston à Sainte-Assise ; c’est bien là tout ce que l’Angleterre au XVIIIe siècle a produit de plus étrange. Si vous y joignez plus tard l’informe Gibbon, le flegmatique Hume, le taciturne Hales, vous formerez une assemblée d’extraordinaires mortels qui ont dei singulièrement désennuyer nos pères et secouer leur mollesse.

Que vous dire de cet autre aventurier, qui s’en allait, avec une maîtresse, de Londres à la Jamaïque, et de la Jamaïque à Paris, et qui, ruiné par le voyage et sa compagne, n’ayant plus de culottes, entrait un matin chez Grétry, ne le trouvait pas, détachait d’un porte-manteau le vêtement nécessaire, et partait ? Le soir, comme l’ami avait reconnu l’objet volé qui parait Hales (c’était son nom), -« N’est-ce pas là ma culotte ? lui demanda-t-il. — Oui ; je n’en avais pas. » Il alla souper avec Grétry, s’amusa de Panard, amusa Voisenon, demanda l’aumône à tout le monde, se laissa transformer en Dhèle, au lieu de Hales, mot qui sonne à peu près de la même façon, et écrivit le Jugement de Midas. Il était arrivé de la Jamaïque pour faire des opéras-comiques à Paris.

Ce n’était pas là une exception, mais la règle. De 1740 à 1780, l’Angleterre jacobite, presbytérienne, puritaine, aristocratique et bourgeoise, déchirée par ces élémens enflammés, tous énergiques, livrée à des mouvemens dont la France ne pouvait se faire aucune idée, ne cessait pas de jeter sur nous son écume, ses scories, ses débris éclatans, quelquefois sa fange. Quand on ne veut reconnaître que dans les livres l’histoire des choses, et même celle des littératures, on se trompe beaucoup. Toutes les idées et toutes les influences ne s’écrivent et ne s’impriment pas ; telles sont celles dont nous signalons ici la transmission ignorée. Au XVe siècle, pendant ce premier XVIIIe siècle, la même chose est advenue. La foule des Italiens savans et des Grecs fugitifs, qui couvrit l’Allemagne et les régions du Nord, prépara la réforme et sema des germes de feu que l’on n’a pas aperçus quand l’incendie eut éclaté. En de tels cas, on se regarde, on se toise, on s’étonne, on se fait de mutuels emprunts, mais on ne s’en aime pas davantage et l’on ne se transforme pas. La France, sans vie politique et amoureuse de l’élégance des mœurs, ne pouvait improviser ni un Bolingbroke, ni un Chatham, ni le tribun Wilkes ; la vie politique de l’Angleterre, tumulte réglé, combat en champ-clos, ne pouvait s’accommoder des mœurs de Crébillon fils. C’est donc une idée tout-à-fait fausse que cette prétendue fusion des deux pays, qui ne se touchèrent que par leurs surfaces, et souvent se repoussèrent quand ils semblaient se mêler.