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Langevin revint le soir bien triste ; ce départ le laissait absolument seul dans ce désert de Lagrange. M. de Limoëlan, par bizarrerie, ne voulait personne pour le servir qu’une vieille femme sourde. D’ailleurs, il n’accordait pas grande confiance à Langevin, qu’on accusait, à tort ou à raison, d’avoir montré certaine timidité pendant la guerre ; et le comte, en lui donnant l’étrange titre de concierge, l’avait logé, comme par dérision, dans une masure isolée, séparée de Lagrange par des terrains incultes et les ruines de l’ancienne ferme. S’il faut le dire enfin, Langevin n’était point insensible aux bruits qui couraient sur le château de Beaulieu, dont il était fort voisin ; et quand on visite encore aujourd’hui ce qui reste de ces ruines formidables, on ne s’étonne point qu’elles aient donné lieu à bien des superstitions.

Ce vieux manoir, transmis jadis aux Limoëlan par alliance, n’était plus habité depuis deux siècles, et Lagrange, qui fut alors construit à peu de distance, sur un plateau assez étendu, conserva long-temps son vieux nom de Château-Neuf, quoique déjà reconstruit et restauré plusieurs fois. Cette dernière maison fut brûlée, comme on sait, en 1793 ; M. de Limoëlan n’en retrouva que les quatre murs, où l’on voyait encore les cheminées sculptées des salles du rez-de-chaussée. Pressé de s’y rétablir, il fit seulement recouvrir d’une toiture ces pans de mur qui restaient. Une prairie qui s’étendait autrefois devant la façade principale s’était transformée en aire à battre le grain ; de l’autre côté, des jardins en friche descendaient sur une longue pente jusque dans les fossés de l’ancien manoir.

Le château de Beaulieu, dont on ne voit de loin qu’une tour, est en réalité si vaste, que les préaux et les remparts mis en culture faisaient le fond d’une des métairies de Lagrange. La grande tour, qui s’élève sur l’extrême croupe de la colline, plonge jusqu’au fond d’une gorge sauvage, où roule parmi les roches une petite rivière ; et, du haut des créneaux, cette vallée profonde et bien boisée semble un gouffre où reluit çà et là le cours de l’eau à travers les sombres feuillages. Cette solitude farouche prêtait à mille contes ; mais l’histoire elle-même attachait au vieux château des souvenirs funestes. On prétend qu’il fut habité par Foulques de Sancerre, châtelain féroce, adonné aux maléfices, qui, sur la foi d’un confident abominable, égorgeait secrètement de jeunes enfans, afin de découvrir le grand œuvre. Depuis lors, disait-on, les apparitions surnaturelles ne cessaient point dans les profondeurs souterraines de l’édifice. Selon la même tradition, ces souterrains, prodigieusement étendus, perçaient le roc, passaient sous la rivière, et débouchaient au loin dans la campagne