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croire qu’il a tout-à-fait le droit d’admonester son ardent confrère. M. Herwegh venait d’adresser au roi de Prusse une lettre emphatique, où une déclamation de mauvais goût compromettait misérablement ce qu’il y avait de sincère et de généreux dans les espérances de son parti : le poète, se sentant devenir dieu, avait substitué la vanité fanfaronne à la cause sacrée des libertés publiques ; aussitôt M. Freiligrath se hâte de railler cette fâcheuse démarche du jeune écrivain, et, cela est trop visible, il croit faire oublier la faute toute différente qu’il a commise lui-même. Ce fut, au contraire, une nouvelle erreur, un nouvel engagement plus regrettable encore ; c’était un pas de plus dans cette voie embarrassée où l’avaient poussé de si mesquines circonstances.

A partir de ce moment, les choses furent plus nettes. M. Freiligrath ne pouvait plus se dédire ; il avait enfin accepté ce rôle que des conseillers intéressés lui insinuaient perfidement, il avait pris et agité leur drapeau d’une main à la fois tremblante et irritée. La guerre des deux poètes s’envenima d’heure en heure. Vers la même époque, un autre poète, moins connu sans doute que M. Freiligrath, mais qui n’est point sans valeur, M. Emmanuel Geibel avait reçu comme lui une pension du roi de Prusse. M. Geibel habitait, comme M. Freiligrath, sur les bords du Rhin et dans la même ville. Est-ce le hasard qui l’a voulu ? étaient-ils unis d’amitié ? y avait-il entre eux un commerce sincère de pensées et de sentimens ? Je n’en sais rien ; mais il arriva que tous deux, dans leur résidence de Saint-Goar, écrivirent presqu’en même temps contre M. Herwegh. Cette double attaque partie du même lieu, ces deux coups d’arquebuse tirés du même rempart, paraissaient indiquer un plan concerté et une sérieuse déclaration de guerre. Il fut dès-lors admis par un grand nombre que MM. Freiligrath et Geibel étaient décidément les chefs d’une poésie officielle. M. Herwegh le comprit ainsi ; or, tous les ménagemens étant désormais impossibles, l’auteur des Poésies d’un Vivant revint sans peine à sa vivacité accoutumée, et les deux chevaliers du roi de Prusse, derrière les créneaux de Saint-Goar, eurent à subir en prose et en vers plus d’un rude et vigoureux assaut.

Ce ne fut pas seulement M. Herwegh qui accepta le défi de son adversaire ; presque tous les poètes politiques prirent part à ce débat. M. Freiligrath devint l’objet de maintes railleries, les unes très acerbes, les autres moins vives sans doute, mais tout aussi cruelles pour son amour-propre. On parodiait volontiers les refrains de ses chansons orientales ; M. Freiligrath avait commencé un de ses chants par ces