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Il était exaspéré contre les jésuites : pour les chefs, comme le disait naïvement un paysan vaudois, les jésuites n’étaient sans doute que le fil qui enveloppait le fond du peloton ; mais ce fil, le peuple l’a suivi de bonne foi, sans trop savoir où il le conduisait, il est vrai, et maintenant c’est le peuple qui mène. Où ? il ne le sait. Les élections qui doivent reconstituer un gouvernement viennent de commencer : depuis deux jours, il n’en est pas sorti encore un seul des anciens députés qui avaient voté avec le précédent gouvernement contre l’expulsion des jésuites. Ceci, et la défection des milices signataires des pétitions achève bien de démontrer que l’ancien conseil d’état ne pouvait que conseiller la sagesse et n’avait nul moyen matériel de la faire triompher. Telle est, d’ailleurs, la loi des démocraties. Des gens bien informés assurent en outre que, le corps représentatif eût-il voté l’expulsion des jésuites, une grande assemblée populaire n’en aurait pas moins été convoquée pour exiger la démission de la majorité du conseil d’état. En Suisse, le peuple est roi, et de temps en temps il se lève pour chasser la canne à la main ses ministres. Enfin, trait non moins essentiel, cette révolution a aussi une portée morale : elle attaque, elle ébranle tous les progrès que le canton de Vaud avait faits depuis quinze ans. Ici encore, pourtant, c’est le peuple qui, l’a voulu. Quelques-uns de ces progrès lui pesaient, et, l’occasion venue, il s’en est pris aux hommes qui, obéissant à l’esprit du siècle, avaient voulu les lui donner, croyant qu’il y consentait, et s’étaient acquittés de cette tâche honorable avec plus ou moins d’habileté. Essayons d’entrer dans quelques détails, sur ce dernier point particulièrement : cela en vaut bien la peine, car c’est dans les petits états que l’on voit le plus vite et le plus à nu les vices ou les points faibles des théories et des situations politiques.

Dans la nuit orageuse où l’histoire s’accomplit, les révolutions sont une vive lumière. Elles montrent l’état vrai d’un peuple en politique et en morale ; elles sont le jugement du passé, la leçon de l’avenir, la plus grande et la plus fatale étude que la société puisse faire pour se connaître elle-même. Que faut-il dire en effet, et que faut-il penser lorsqu’une nation, se reniant elle-même dans tout ce que son développement eut d’élevé, de généreux, s’en vient un matin chasser et briser tout ce qui avait grandi au-dessus du niveau populaire, dans l’intérêt même et pour la gloire de tous ? Telle est pourtant la crise que subit le canton de Vaud. Gouvernement libéral, respect de la constitution et des lois, ascendant de la classe éclairée, indépendance cantonale, politique modérée et influente au sein de la confédération, le flot révolutionnaire a tout emporté. Le radicalisme règne et triomphe. Il a déjà mis partout son esprit à la fois niveleur et arbitraire. La légalité s’en est allée, la liberté subsistera-t-elle ? Si l’on voulait donner un nom à l’état de choses actuel dans le canton de Vaud, il faudrait reconnaître qu’il est, au fond, sous le régime du bon plaisir de la foule.

Grace aux qualités privées du caractère national, ce bon plaisir n’est ni féroce, ni pillard ; c’est ce dont se vantent les meneurs comme d’une gloire civique, et comme si ce n’était pas assez, en fait d’immoralité, que la subversion