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choix du sujet, Fénelon mettait sans cesse son élève en présence de lui-même. Par la création du personnage de Mentor, il l’instruisait à rapporter tout l’honneur de ses belles actions à la protection divine, et, en lui inspirant le bien, il lui en ôtait l’orgueil. Par l’intérêt des détails, la grace des descriptions, la variété des aventures, il le ramenait à son insu, et comme par mille chemins agréables, au même but, à cet idéal sévère de la royauté juste, pacifique, bienfaisante, maîtresse de ses passions et dévouée au bien des peuples.

Dans le plan de Fénelon, cette invention de l’Olympe, que nous trouvons un peu froide, était heureuse et appropriée. Le jeune prince avait l’imagination accoutumée aux dieux d’Homère et de Virgile. Lui en donner des portraits vivans dans un récit tout plein d’ailleurs des usages, des mœurs, du beau ciel de la Grèce, c’était tout ensemble graver plus avant dans son esprit les beautés de ces grands poètes, et lui enseigner la vie par les images qui lui étaient le plus familières.

L’objet du roman y fait excuser pareillement le mélange des deux morales. L’âge du jeune prince et son peu de science lui dérobant cette sorte d’anachronisme, l’effet de la morale sur son cœur n’était point affaibli par des scrupules de savoir ou de goût. Ce n’était, après tout, que de la morale sublime mêlée à de l’excellente morale. Il y a même plus d’un endroit où ce mélange a produit les plus grandes beautés. Telle est la peinture du bonheur des justes dans les Champs-Élysées. Là, Fénelon n’a point suivi Homère et Virgile. Ceux-ci font consister ce bonheur dans la paisible continuation des soins qui occupaient les justes pendant leur vie. Les héros n’ont pas cessé d’aimer la guerre : les uns continuent de prendre soin de leurs armes et de mener paître leurs chevaux[1] ; les autres exercent leurs membres dans les jeux, ils luttent sur l’arène, ou bien ils dansent aux accens de la lyre d’Orphée. Ce bonheur, fort grossier, est plus dans l’esprit du paganisme que les douces joies de la contemplation que Fénelon prête aux ames heureuses dans des Champs-Élysées fort semblables au paradis chrétien ; mais telle est l’excellence de l’art dans cette fiction, que, loin d’y être choqué de voir des héros païens heureux à la manière de nos saints, on croit lire quelques pages sublimes de Platon rêvant pour l’ame de Socrate, délivrée des liens terrestres, quelque félicité proportionnée à son intelligence et digne de sa vertu.

  1. … Quae gratia currûm
    Armorumque fuit vivis, quae cura nitentes
    Pascere equos, eadem sequitur tellure repostos.

    (Virgile, AEn., VI.)