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« Dieu est grand, et les Karpathes sont hauts ! » dit le Slave. Avant de s’aventurer vers leurs cimes, si bien fortifiées par la nature, Russes et Autrichiens y regarderont à deux fois.

Tout ce qu’il faut aux insurgés, c’est de gagner du temps et de rester unis ; leur force est bien moins dans le nombre, dans les combats qu’ils pourront livrer, que dans l’idée qu’ils représentent. La conjuration panslaviste et l’insurrection polonaise ne sont pas seulement le mouvement d’un peuple opprimé, mais aussi et avant tout un mouvement de réforme sociale dans toute cette partie de l’Europe qui n’est pas encore constitutionnelle. Ce prétendu communisme slave dont les derniers princes polonais viennent d’être les premiers martyrs ne pourra plus être étouffé, car les rivaux même des Slaves, les Allemands, s’en font les soutiens. Le roi de Prusse a dit, et tout Berlin répète : C’est l’époque slave qui s’annonce ; c’est le génie slave qui se fait jour. Aussi prête-t-on cette parole à M. de Metternich : « Maintenant nous serons plus embarrassés des vainqueurs que des vaincus. » En effet, les nobles massacrés, il reste encore une nation. Que ceux des nobles qui survivent ne se laissent donc plus à aucun prix séparer du peuple ; fussent-ils même replacés encore sous le joug, qu’ils persistent dans leur symbole du 22 février ; qu’ils restituent en secret aux paysans le prix de leurs corvées ; qu’ils se fassent peuple par le costume, les mœurs, le langage ; qu’ils expriment publiquement leur répugnance pour tous les titres que l’Autriche les forcera de garder, et, le mouvement actuel fût-il comprimé, il y aura encore des insurrections nationales polonaises. Ramifiée dans le monde slave tout entier, la conjuration est à la fois élastique et compressible comme la nature slave. Elle saura se dilater ou se resserrer suivant le besoin des pays qu’elle veut émanciper ; mais elle ne se dissoudra que quand elle aura atteint son but, le rétablissement de la Pologne et de la liberté slave. Il n’est donc pas juste de dire, avec la plupart des journaux français, que la nationalité polonaise a joué son dernier enjeu. Loin d’être un dernier enjeu, cette insurrection, même en la supposant malheureuse, est au contraire la première des insurrections vraiment slaves : ce n’est pas la fin, c’est peut-être le début.


CYPRIEN ROBERT.