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Stanhope, cette énigme des deux mondes, cette nièce chérie de Pitt, sortie du cabinet de son oncle pour aller régner sur Balbek et sur Palmyre, est morte indigente et abandonnée dans sa solitude de Djoûm. L’excentricité grandiose de son mâle et bizarre génie est appelée folie par des touristes incapables de mesurer à leurs petites pensées la grandeur de cette sibylle de l’Orient. A peine quelques mémoires reconnaissantes comme les nôtres vont-elles, en idée, verser une larme sur sa tombe, et lui payer en souvenirs et en prières l’hospitalité du désert. Qu’elle y dorme en paix ! La folie des cabinets européens a soufflé sur ses rêves de liberté, et elle est enfermée pour long-temps dans une terre de servitude. Mais, quand une politique plus humaine réchauffera l’ame des peuples de l’Occident, quand la Syrie civilisée aura recouvré l’indépendance et l’empire sur ces misérables tribus nomades qui rongent la terre d’Abraham et de Fakar-Eddin, quand l’Arabie, déjà pleine d’hommes, aura ressuscité en peuples, ces peuples viendront en pèlerinage à Djoûm chercher la cendre de lady Stanhope ; Ils lui élèveront un tombeau à l’entrée de leur ville, et ils y graveront dans la langue de job : « A la femme européenne qui nous aima quand nous étions esclaves, et qui attira la première sur nous les regards et la pensée de l’Occident. Ce que les hommes de son temps appelaient son rêve n’était que le ressentiment de son génie et la prophétie de notre résurrection. »

Le livre de M. d’Estourmel ne sera pas seulement un charmant délassement d’esprit pour ces lecteurs qui, craignant les fatigues et les périls des longues traversées, aiment à faire voyager leur imagination aux dépens d’autrui, il sera encore un utile à-propos pour les hommes politiques dont l’horizon s’étend au-delà des frontières si étroites de la France. Il leur apprendra qu’il y a dans le monde d’autres Français que ceux qui sont nés sur le sol de la patrie, et que la puissance morale d’une grande et généreuse nationalité comme la nôtre s’étend bien au-delà de ce qu’on appelle la nation. La nationalité d’un peuple se compose des sympathies, des attachemens, des souvenirs, des espérances, que des peuples en apparence étrangers nourrissent pour la nation dont ils ont éprouvé ou dont ils attendent l’utile ou glorieux patronage. Voyez les Polonais en Europe, voyez les Maronites en Asie : l’amour de la France est une partie de leur patriotisme, et cet attachement est aussi une partie de la force de la France au dehors. Abandonner ces patronages, c’est abandonner une partie de sa force, c’est abdiquer une partie de sa nationalité.