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était une manière sûre d’irriter le roi, il trouvait rarement. Du reste, il vivait scandaleusement, composant sa société habituelle de gens de bas étage et de filles perdues. « Sa maîtresse favorite, écrit M. Barris, jadis danseuse de théâtre, préside à ses réjouissances, et joue le premier rôle dans les scènes indécentes qui s’y passent. Elle est grande, a les yeux très animés, est très décolletée dans ses allures, et donne l’idée d’une parfaite bacchante. Le prince lui donne beaucoup d’argent ; elle dépense à elle seule tout le traitement que lui fait le roi. Elle répond de son mieux à cette générosité, car, en même temps qu’elle l’assure de sa fidélité, elle ne lui demande pas la sienne, et s’efforce au contraire de satisfaire ses désirs quand, par satiété, ils se fixent sur quelque nouvel objet. Dans ce cas, elle a toujours soin de ne lui laisser connaître aucune femme qui pourrait devenir sa rivale : son choix, heureusement pour elle, ne tombe jamais que sur des créatures de la dernière espèce. C’est à ces plaisirs qu’il emploie la plus grande partie de son temps ; le reste, il le passe, soit à la parade auprès du roi, soit à s’habiller, article sur lequel, toutes les fois qu’il peut quitter l’uniforme, il est extrêmement difficile et recherché. Il fait même la dépense d’avoir un valet de chambre favori appelé Espère-en-Dieu, qui est constamment sur la route de Postdam à Paris, pour l’unique objet de le tenir avant tout le monde au courant des changemens dans les modes ; et, comme Espère-en-Dieu ne prend ses informations que chez ses confrères (les perruquiers), il arrive que ceux qui suivent ses avis peuvent parfaitement passer pour tels. »

Le futur roi de Prusse envoya un jour un de ses confidens chez M. Harris pour négocier un emprunt particulier auprès du roi d’Angleterre. Le ministre anglais ne se souciait guère de la commission et faisait la sourde oreille, malgré les doléances piteuses de l’émissaire du prince, qui disait « qu’il n’avait pas de quoi payer sa blanchisseuse. » M. Harris le renvoyait à la Hollande, à Vienne et à Pétersbourg ; mais le négociateur répondait (en français) « que le prince d’Orange n’avait pas le sou, que l’empereur (d’Autriche) n’avait pas la bourse, que l’impératrice-reine (Marie-Thérèse) ne donnait qu’aux églises, et que l’impératrice de Russie le dénoncerait tout de suite à son oncle. » Puis il ajoutait en parlant du prince : « Il a tout mangé chez les filles ; il en a une qui lui coûte trente mille écus par an, et l’argent qu’il lui faut pour gagner les espions de son oncle monte encore à autant. »

Le roi connaissait les mœurs de son neveu, et on peut juger du cruel plaisir qu’il prenait à le rendre malheureux par cette anecdote