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homme à la mode, lorsqu’il rencontra Mlle Aïssé, et, de ce jour-là, il ne fut plus qu’un homme passionné, délicat et sensible. Les premiers temps de leur liaison paraissent avoir été traversés ; la résistance de la jeune femme, la concurrence peut-être du Régent, quelques restes de jalousie sans doute de M. de Ferriol, compliquèrent cette passion naissante. Le chevalier fit un long voyage, et on le voit au bout de la Pologne, à Wilna, en juin 1723 ; mais, à son retour, Mlle Aïssé était vaincue, et on n’en pourrait douter, lors même qu’on n’en aurait d’autre preuve que ce passage d’une lettre de Bolingbroke à d’Argental (de Londres, 28 décembre 1725) : « Parlons, en premier lieu, mon respectable magistrat, de l’objet de nos amours. Je viens d’en recevoir une lettre : vous y avez donné occasion, et je vous en remercie. En vous voyant, elle se souvient de moi ; et je meurs de peur qu’en me voyant, elle ne se souvienne de vous. Hélas ! en voyant le Sarmate, elle ne songe ni à l’un ni à l’autre. Devineriez-vous bien la raison de ceci ? Faites-lui mes tendres complimens. J’aurai l’honneur de lui répondre au premier jour… Mille complimens à M. votre frère. J’adore mon aimable gouvernante[1] ; mandez-moi des nouvelles de son cœur ; c’est devant vous qu’il s’épanche. »

Ce passage en sous-entendait beaucoup plus qu’il n’en exprimait, et l’année précédente il s’était passé un évènement dont bien peu de personnes avaient eu le secret. Mlle Aïssé, sentant qu’elle allait devenir mère, n’avait pu prendre sur elle de se confier à Mme de Ferriol, qui aurait trop triomphé de voir le naufrage d’une vertu naguère si assurée, et qui n’était pas femme à comprendre ce qui sépare une tendre faiblesse d’une séduction par intérêt ou par vanité. Dans son anxiété croissante, et les momens du péril approchant, la jeune femme recourut à Mme de Villette, qui, depuis un an ou deux ans, avait pris nom lady Bolingbroke. Cette dame aimable et spirituelle avait épousé en premières noces le marquis de Villette, proche parent de Mme de Maintenon[2], veuf et père déjà de plusieurs enfans, du nombre desquels était cette charmante Mme de Caylus. Mme de Villette, à peu près du même âge que sa belle-fille et sortie également de Saint-Cyr, avait, dans son veuvage, contracté une union fort intime, fort effective, avec lord Bolingbroke, alors réfugié en France : tantôt il passait le temps

  1. Toujours Mlle Aïssé ; il la désigne ainsi par suite de quelque plaisanterie de société et par allusion probablement au rôle où il l’avait vue dans les derniers temps de M. de Ferriol.
  2. Philippe Le Valois, marquis de Villette, chef d’escadre, dont M. de Monmerqué vient de publier les Mémoires (1844).