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— Quoi ! ceci est à vous ? Faites-moi donc la faveur… me dit l’officier en me passant le nécessaire, et je poussai obligeamment le secret. L’officier parut un peu désappointé en n’apercevant que des cigares. Il en alluma un, et m’invita à l’imiter. Nous causâmes. Il avait habité Saragosse, et me questionna particulièrement sur une famille dont j’eus l’occasion de lui parler en très bons termes. D’autres officiers, presque tous jeunes, entrèrent successivement, et bientôt ils furent une vingtaine autour du brasero, guettant, pour la plupart, avec une anxiété qui m’eût paru comique sans la circonstance, la moindre occasion d’échanger avec moi les quelques lambeaux de français que leur fournissait leur mémoire. Ces jeunes gens étaient d’ailleurs pleins de savoir-vivre. À les voir observer, affecter même cette distinction quelque peu maniérée de forme et de langage qui révèle l’hombre fino (l’homme de bon ton), je comprenais qu’ils tenaient à se réhabiliter dans mon esprit, à démentir cette réputation de coupe-jarrets parvenus qu’on avait faite aux officiers des bandes carlistes. Quant à leurs opinions, elles me semblèrent plus que tièdes : quelques-uns même parlaient très lestement de don Carlos. Un moment, la conversation tomba sur plusieurs officiers constitutionnels que j’avais connus à Saragosse. En parlant des grades qu’ils avaient obtenus, j’étais interrompu par ces exclamations bienveillantes : — « Tant mieux ! Ce garçon-là méritait de réussir ! » — absolument comme s’il se fût agi d’un ami d’enfance au service de quelque raja hindou. D’autres trahissaient leur indifférence politique plus naïvement encore : « Il a été plus heureux que moi. » Dès cette époque, la lutte était déjà bien moins une guerre d’institutions qu’une guerre de grades.

Je n’ai pas besoin de dire que j’étais moins préoccupé en ce moment d’études psychologiques que du désir de me créer des auxiliaires ; mais j’essayais en vain de provoquer une démarche en ma faveur. Chaque interpellation collective de ma part était accueillie par un silence unanime. Prenais-je à l’écart un officier, il m’objectait son peu d’influence, et puis disparaissait. Je finis par rester seul.

Entre six et sept heures, il se fit un grand tumulte dans l’hôtellerie, et le cri : « Formez les rangs, » bientôt suivi d’un roulement de tambours, vint redoubler mon anxiété. S’agissait-il de nous ? L’embrasure de la fenêtre devenait moins sombre ; mais la demi-lueur qui s’y montrait était encore si faible, qu’on pouvait moins l’attribuer au jour naissant qu’au reflet de la neige, dont les larges flocons se détachaient, lourds et espacés, sur le fond obscur du ciel, comme sur une tenture noire des larmes d’argent. À moins d’admettre une exécution aux flambeaux, le moment n’était pas venu.

Tout à coup j’entendis la porte de la remise s’ouvrir à deux battans, et, à la clarté d’une torche de sapin, passèrent, sur deux files, carabines et tromblons à l’épaule, deux ou trois cents factieux qui prenaient évidemment la direction d’Alcolea. Battaient-ils en retraite ? Un départ si brusque, l’apparition d’une cinquantaine de cavaliers qui suivaient les fantassins, et que