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sublimes conceptions l’impitoyable scalpel de son analyse, il prétend démontrer qu’elles sont absolument vides quand on les sépare de l’expérience, et n’ont d’autre usage que de la régler.

Voilà l’Analytique, œuvre incomparable de pénétration, de sévérité, de finesse, et qui survivra au système ruineux qu’elle illustre et consacre, sans être capable de le soutenir.

La célèbre Dialectique sert de contre-épreuve à cette analyse. Nous trouvons ici les plus redoutables machines que le scepticisme ait jamais remuées pour ébranler sur ses bases l’esprit humain ; bien des années ont passé sur la Critique de la Raison pure, bien des sources nouvelles ont rajeuni l’éternelle fécondité de la philosophie, mais je ne sais si les blessures qu’elle a reçues de la main de Kant sont encore bien guéries. Peut-être cette excessive timidité tant reprochée aux héritiers de l’école écossaise, aussi bien que cette ivresse spéculative qui emporte d’autres esprits dans la direction contraire, ont-elles une même origine, et c’est dans la dialectique kantienne qu’il la faut aller chercher.

Kant se propose tour à tour les trois grands objets de la pensée, l’homme, la nature, Dieu. Étrange et désolant spectacle ! ce noble génie engage une lutte acharnée contre les croyances les plus saintes et les plus solides qu’il ait été donné à l’homme d’atteindre. La simplicité de l’ame, sa personnalité, son immatérialité, gage de ses destinées immortelles, toutes ces vérités, trésor commun des pauvres d’esprit et des liantes intelligences, Kant les immole sans pitié. Il faut voir cet esprit si sain et si droit emprunter aux sophistes leurs armes les plus dangereuses, pour prouver tour à tour que le monde est fini dans l’espace et dans le temps, et qu’il est infini, qu’il a et qu’il n’a pas des parties indivisibles, qu’il suppose et qu’il exclut toute cause libre, qu’il nécessite et qu’il repousse un être nécessaire. O Pascal ! que n’avez-vous entendu la voix du dialecticien de Koenigsberg ! quelle n’eût pas été votre joie en contemplant cette superbe raison invinciblement froissée par ses propres armes, et l’homme en révolte sanglante contre l’homme ! Mais cette joie farouche est loin de l’ame de Kant. Après avoir tout détruit, il aspire à tout relever. La conscience morale, la notion du devoir, tel est le point fixe et inébranlable qui sert de base au nouveau Descartes.

Ici la Critique de la Raison pure fait place à la Critique de la Raison pratique. Kant s’attache à l’idée du devoir et en présente une analyse d’une sévérité et d’une rigueur que ni l’antiquité ni le XVIIe siècle n’avaient connues, et qui depuis n’ont pas été surpassées. L’essence du devoir, c’est d’obliger, et cette obligation est évidente par soi,