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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/71

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atteste M. de Rémusat, qui s’applique à le suivre dans toutes ses évolutions, à bien rendre toutes les nuances de sa pensée. Si quelqu’un était propre à ce travail ingrat, qui demande un coup d’œil si pénétrant, un jugement si sûr, certes c’était M. de Rémusat ; cependant plus d’une fois le fil lui échappe, il le sent, il l’avoue. A qui la faute ? A l’interprète moderne ? à l’écrivain du XIIe siècle ? Ni à l’un ni à l’autre ; à la doctrine, à la doctrine seule, dont le vice capital est d’aspirer à paraître ce qu’elle n’est pas, ce qu’elle ne peut pas être. Le conceptualisme, pris en lui-même et sans considérer les circonstances qui ont accompagné ou suivi son apparition, n’est qu’un embarras pour la scolastique. Ce semblant d’éclectisme, qui au fond ne concilie rien, complique inutilement la question et empêche les deux partis extrêmes de s’entendre.

M. de Rémusat est moins sévère pour le conceptualisme. S’il faut l’avouer, la conclusion à laquelle il s’arrête ne nous paraît pas inattaquable. On dirait d’abord qu’il adopte pour lui-même la formule d’Abélard ; mais il est vrai qu’il y fait de telles restrictions, que le conceptualisme ainsi modifié est tout près d’être le réalisme, le réalisme de Platon, bien entendu, et non pas celui de Guillaume de Champeaux. Si M. de Rémusat craint de se ranger ouvertement parmi les réalistes, quoiqu’il ne soit séparé de leur doctrine que par de bien légères différences, ne serait-ce pas qu’elle se confond dans son esprit avec les exagérations des réalistes du moyen-âge ? S’il s’est trompé, ce ne peut être que sur la question d’histoire, et non sur la question de philosophie. Un esprit tel que le sien, à la fois élevé et juste, sera toujours plus voisin de Platon, de Malebranche et de Leibnitz, que de Thomas Hobbes et de Locke[1].

Il y a deux parties dans le système de Platon, éclairé par la polémique d’Aristote, fécondé par l’école d’Alexandrie et par Malebranche, arrivé, pour ainsi dire, à la maturité dans Leibnitz : la présence réelle des essences éternelles dans la pensée de Dieu, et leur présence par participation dans la substance des êtres sensibles[2]. De ces deux

  1. Voyez, dans les Essais de Philosophie de M. de Rémusat, t. I, p. 133 et suivantes, une théorie aussi juste que profonde des jugemens primitifs de la raison pure.
  2. Cette distinction, trop souvent négligée, est l’origine de la plupart des erreurs que l’on commet dans la classification des systèmes. Si quelques historiens ont considéré le conceptualisme d’Abélard comme très voisin du réalisme et même du panthéisme, c’est que des deux parties dont la doctrine réaliste se compose, ils ont ignoré ou négligé la première, qui est le principe de tout réalisme conséquent. Voyez M. de Rémusat, Ab., t. II, p. 113 et suiv.