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lord John Russell grandit chaque jour par l’appui désintéressé qu’il prête aux mesures de son rival, sir Robert ne s’affaiblit-il pas par la grandeur même du sacrifice qu’il impose à ses amis et à lui-même ? C’est l’opinion des hommes qui connaissent le mieux l’Angleterre : on incline à penser qu’après avoir usé sa force à surmonter de gigantesques obstacles, le premier ministre pourrait bien aller se briser tout à coup contre une difficulté imprévue et sans importance. Quelque grand service qu’il rende à son pays, il faut reconnaître que l’honorable baronnet joue, depuis trois ans, une partie sans exemple vis-à-vis des siens et la situation du chef du parti whig devient d’autant meilleure, qu’il n’abuse jamais des embarras de son adversaire. Lord John Russell est désormais le seul homme qui puisse prétendre à la consistance politique, dans le sens bien connu que les Anglais attachent à cette expression.

Pendant que l’Angleterre est agitée jusque dans ses fondemens, ses destinées s’accomplissent en Asie, et quelques millions d’hommes viennent s’ajouter à cet empire, le plus grand qu’ait vu le monde. Depuis lord Clive jusqu’à sir Henry Hardinge, trois générations ont suffi pour rendre l’Angleterre maîtresse d’un territoire peuplé de deux cents millions d’hommes. Les journaux de Londres restent fidèles à leur tactique habituelle dans les affaires de l’Inde. Ils paraissent se résigner à la conquête du royaume de Lahore beaucoup plus qu’ils ne semblent s’en féliciter. C’est la fatalité qui conduit l’Angleterre jusqu’aux bords du Sutledge ; elle s’avance jusque-là par la seule nécessité de mettre un terme à l’anarchie qui dévore des populations inoffensives ; elle a gagné la bataille de Ferozepore pour rétablir la sécurité de ses possessions compromises et de ses relations commerciales devenues impossibles. C’est dans l’intérêt général autant que dans le sien qu’elle a ouvert la Chine et qu’elle vient de consommer la conquête de l’Inde. Tel est le thème de toute la presse britannique.

Les États-Unis ne disent pas autre chose pour justifier leur établissement au Texas, leurs prétentions sur l’Orégon et sur les côtes de la mer Vermeille. Lorsqu’ils envahiront le Mexique, ils auront mille raisons à donner, toutes aussi spécieuses que celles alléguées par le gouverneur-général des Indes pour s’emparer du territoire de Dhuleep-Singh, et au premier rang figureront sans doute le bien-être des populations indigènes et l’intérêt du commerce européen. Peut-être le gouvernement de l’Union aura-t-il aussi l’outrecuidance de demander pourquoi on n’a pas inventé plus tôt la théorie de l’équilibre asiatique, qui aurait donné tant de force à celle de l’équilibre américain.

L’ajournement au 10 février de la motion tendant à la dénonciation immédiate du traité de 1827, et de celle beaucoup plus décisive de M. Hannegan, ayant pour objet d’interdire toute concession à l’Angleterre de territoires situés au nord du 49e degré, prouve que les intérêts pacifiques ont repris quelque empire dans le sénat, et jusque dans la chambre des représentans. Pourtant la majorité est bien faible, même dans le premier de ces corps, et