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Russie aspire à se poser en antagonisme contre elle. Il ne suffit pas de se montrer comme un brillant météore dans toutes les cours, et de déployer les bonnes manières d’un gentleman accompli, pour n’être pas un barbare. On mériterait ce titre, si l’on s’obstinait à marcher dans des voies contraires à celles où s’engage l’humanité tout entière.

Une pareille tentative ne pourrait d’ailleurs manquer d’être funeste au gouvernement qui ne craindrait pas de l’entreprendre. Ce n’est pas dans un temps où l’Allemagne marche à grands pas vers la liberté politique, où la France, l’Angleterre et le midi de l’Europe sont unis dans la pratique des institutions représentatives existantes à Athènes comme à Lisbonne ; ce n’est pas dans un siècle qui voit grandir à l’horizon la colossale puissance des États-Unis, qu’on a beaucoup à redouter l’autocratie militaire de Saint-Pétersbourg et la papauté d’un pontife à grosses épaulettes. La domination de l’Europe occidentale par les Cosaques est un épouvantail de petits enfans que personne ne prend au sérieux. Le système suivi par l’empereur Nicolas n’augmente ni les forces militaires, ni les ressources financières de son empire ; il a de plus pour effet de lui enlever toutes les forces morales à l’aide desquelles son prédécesseur avait conquis une si haute influence sur les cabinets étrangers. Quel est aujourd’hui l’homme d’état qui oserait avouer une alliance intime avec le persécuteur acharné de la Pologne, avec l’ennemi personnel de la liberté de conscience ? Quelle est la nation qui consentirait à suivre en commun un grand plan politique avec un peuple soumis à un tel régime et condamné à poursuivre une pareille œuvre ? Le parti de l’alliance russe était considérable en France, et avait des organes respectables dans la presse et dans les chambres. Où est-il maintenant, et qui oserait opposer un projet d’alliance russe à l’alliance anglaise ? Si l’on peut encore acheter certains silences, on ne pourrait plus, de quelque prix qu’on les payât, obtenir des paroles sympathiques. L’Angleterre vient de témoigner en plein parlement les mêmes répugnances ; elles sont plus vives encore en Allemagne, et l’Autriche elle-même, malgré les sentimens personnels de M. de Metternich, attaché à la Russie par des liens anciens et bien connus, a accueilli avec une explosion de joie l’annonce de la rupture du mariage si long-temps poursuivi avec un de ses archiducs. C’est à l’héritier du trône constitutionnel du Wurtemberg, dont l’aïeule était une grande-duchesse de Russie, que va unir la belle princesse appelée par le royal poète qui gouverne la Bavière le modèle des peintres et le rêve des poètes. Il faut la féliciter de venir vivre aux portes de la France, dans une atmosphère de civilisation et de liberté ; il faut plaindre l’empereur son père d’élever une barrière entre sa patrie et l’Europe, et de lui avoir fait perdre en quelques années tout le profit que la Russie avait tiré de l’habileté de Catherine et des libérales vertus d’Alexandre.

Pendant que l’Occident repousse l’influence russe, l’Orient lui échappe de son côté. Les races chrétiennes acquièrent de plus en plus au sein de l’empire ottoman le sentiment de leur importance ; elles croissent en population, en richesses et en lumières, et, lorsque le jour de la catastrophe arrivera pour