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des sentimens, et les livres lui rendent, souvent avec usure, tout ce qu’elle leur a prêté.

Dans son Astrée, d’Urfé mêlait au récit de ses propres aventures celui de quelques évènemens qui préoccupaient alors les esprits. Il y trouvait un double avantage : en peignant, sous les noms de Céladon et d’Astrée, ses propres amours avec Diane de Châteaumorand, il portait dans son livre cet intérêt passionné que l’on a toujours quand on parle de soi, et ses contemporains, en retrouvant la reine Marguerite de Valois sous le nom de Galatée, M. le prince et Mme la princesse sous les noms de Calidon et de Calidée, Henri IV sous celui d’Enric, s’intéressaient au roman, comme on s’intéresse à la chronique du jour. Aussi ce roman eut-il un prodigieux succès : on s’en souvint long-temps, on le copiait même dans la vie commune ; on cherchait à reproduire les passions et les aventures dont il était rempli. Les mémoires sont pleins des rapprochemens continuels qu’on faisait alors entre les évènemens du jour et les fictions de l’Astrée. Cela est surtout sensible au temps de la fronde, où les passions romanesques jouèrent un si grand rôle, et qui semble n’avoir été pour quelques-uns qu’un amusement, une contrefaçon du roman, une débauche d’imagination poursuivie à coups d’épée. Citons un exemple tiré des Mémoires du cardinal de Retz : Paris est assiégé, on se bat tous les jours. Noirmoutier, Matha, Laigues et La Boulaie reviennent de faire le coup de pistolet dans le faubourg. « Ils entrèrent tout cuirassés dans la chambre de Mme de Longueville, qui était toute pleine de dames. Ce mélange d’écharpes bleues, de dames, de cuirasses, de violons qui étaient dans la salle, et de trompettes qui étaient dans la place, donnait un spectacle qui se voit plus souvent dans les romans qu’ailleurs. Noirmoutier, qui était grand amateur de l’ Astrée, me dit : J’imagine que nous sommes assiégés dans Marcilli. — Vous avez raison, lui répondis-je ; Mme de Longueville est aussi belle que Galatée ; mais Marsillac (M. de La Rochefoucauld) n’est pas aussi honnête homme que Lindamor. »

La Calprenède et Gomberville, qui vinrent après d’Urfé, semblent au premier abord s’être un peu plus défendus des allusions et des portraits. La Calprenède surtout affiche dans ses préfaces un respect pour l’histoire que pourtant il n’observe guère dans ses romans. Ses héros ont les manières langoureuses que l'Astrée avait mises à la mode ; ils sont de plus fanfarons et batailleurs comme des raffinés. Pourtant dans la Cléopâtre, si les personnages et les sentimens sont faux historiquement, les faits dans leur ensemble ont été reproduits avec assez d’exactitude : ce mérite (si c’en est un) est surtout frappant, quand