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esprit supérieur, il vit plus loin que tous les autres, plus loin peut-être qu’Abélard lui-même, dans les destinées de la raison humaine, et se prépara à en finir avec les envahissemens de la dialectique, comme s’il s’agissait de changer la face du monde.

Abélard jugeait mal sa position. Loin de craindre le concile que saint Bernard assemblait, il l’appelait de tous ses vœux. Il préférait un jugement solennel aux sourdes manœuvres de ses ennemis, et cela se concevrait sans peine, si l’issue du jugement avait pu paraître douteuse, mais la condamnation était assurée. Quel serait l’appui d’Abélard ? Sa renommée ? on lui en faisait un crime. Ses amis ? suspects pour la plupart, ils le compromettaient, loin de le servir. Même sa vie passée s’élevait pour ainsi dire contre lui. De quel œil les pères du concile verraient-ils cet abbé sans abbaye, ce moine marié, ce héros d’une histoire d’amour, déjà condamné comme hérétique, à la fois philosophe, théologien et poète, qui avait passé une moitié de sa vie à lancer des propositions téméraires, et l’autre à protester de son orthodoxie ? Abélard se fiait sur son éloquence et sur cette habileté dans la dispute qui ne lui avait jamais fait défaut ; l’on peut croire aussi que ce droit de libre examen, pour lequel on l’attaquait, frappait si fortement son esprit, qu’emporté par l’énergie de sa conviction, il espéra, jusqu’au dernier moment, le faire triompher. Noble illusion de tous ceux qui, pour avoir dépassé le niveau commun, se trouvent seuls en avant de leur siècle, et jugent les hommes de leur temps avec les idées de l’avenir !

Le concile de Sens est un moment solennel dans l’histoire du XIIe siècle. C’est le dernier acte de la vie publique d’Abélard, et il éclaire d’une vive lumière le caractère et la portée de tout son enseignement. Là se trouvent en présence Abélard et saint Bernard, c’est-à-dire le parti de la liberté et celui de la résistance, le philosophe qui marche avec enthousiasme vers un avenir inconnu, le théologien austère et inflexible qui veut tout courber sous la règle et tout ramener à l’unité de la foi ; tous deux pleins d’ardeur et de conviction, également supérieurs à leur temps, et ayant seuls peut-être le secret l’un de l’autre.

Au XIIe siècle, c’est Abélard qui est l’homme de l’avenir ; mais, il faut l’avouer, son rival, tout aveuglé qu’il est sur les droits de la raison, le surpasse par le caractère et peut-être par le génie. Tous deux sont les plus éloquens de leur siècle ; mais l’éloquence d’Abélard est brillante, vive, impétueuse ; celle de saint Bernard, tendre, touchante, inspirée, puisée aux sources les plus hautes. Sa pensée, ferme et pénétrante, et, suivant la juste expression de M. de Rémusat, plutôt