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à l’hôtel de Rambouillet. Il en était de même à Rome au temps de Brutus, si nous en croyons Mlle de Scudéry. Il est clair que pour elle l’espèce humaine est exactement divisée en deux classes, les amans et les amantes ; l’amour est la seule passion qui trouve place dans ce roman ; Mlle de Scudéry semble avoir aboli toutes les autres. Il n’y a guère que Tarquin chez qui l’amour soit combattu par l’ambition : aussi c’est un personnage sacrifié. Tous aiment ou ont aimé : comme, au milieu d’un si grand nombre de personnages, il doit nécessairement s’en trouver quelques-uns (bien peu, il est vrai) qui ne sont plus en âge d’être amoureux, on a soin de nous raconter longuement leurs anciennes passions. Tous d’ailleurs aiment de la même façon, patiemment et purement : Sextus seul fait exception à cette règle, on ne pouvait raisonnablement en faire un amant honnête ; mais chacun demeure d’accord qu’il ne se peut guère voir un plus aimable libertin. Entre tous ces amans, il y a quelques différences cependant ; c’est une espèce qui a ses variétés. Il y a l’amant sombre et mélancolique, Brutus ; l’amant violent et incivil, Horatius Coelès, que l’amour porte souvent à des extrémités fâcheuses, comme d’enlever un certain nombre de fois Clélie, qui ne l’aime pas. Il y a encore l’amant agréable qui se contente de charmer sa maîtresse par son enjouement et sa belle humeur, Amilcar ; enfin le parfait amant, l’incomparable Aronce, le héros du livre, le type et l’idéal du genre. Dans la société des précieuses, c’était sur ce modèle qu’on était tenu de se former. M. de Montausier attendit quatorze ans avant d’épouser Julie d’Angennes ; Aronce est également respectueux et tendre ; il semble se créer à plaisir des difficultés pour ne pas s’unir à Clélie. On se demande souvent pourquoi il n’en finit pas plus tôt, s’il est aussi passionné qu’on le dépeint ; mais la belle chose que ce serait, dit judicieusement Madelon, si d’abord Cyrus épousait Mandane et qu’Aronce de plain-pied fût marié à Clélie ! C’est ce qui explique pourquoi Julie d’Angennes avait trente-huit ans au moment de son mariage, et pourquoi les romans de Mlle de Scudéry peuvent remplir dix volumes entiers.

On concevrait pourtant ces retards calculés et volontaires, si on pouvait les attribuer à un sentiment caché des misères de notre nature et de la vanité de nos affections même, à cet instinct secret qui nous avertit de conserver le plus long-temps possible l’illusion chérie, et de retarder le moment fatal où l’idéal rêvé peut s’évanouir. Le pape, dit-on, offrit à Pétrarque de le séculariser pour qu’il pût épouser Laure : Non, très saint Père, reprit le poète ; j’ai encore bien des sonnets à faire. L’idéal que le poète veut conserver pour son imagination, chacun,