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tant d’énergie que parce qu’il n’en connaissait à fond ni la tendance ni la portée. J’ose dire qu’il aurait reculé, s’il avait cru que le christianisme pouvait être ébranlé par l’emploi de sa méthode, et qu’il n’en est pas moins grand. Ce n’est jamais le fondateur d’une doctrine qui en donne le dernier mot. Il y a sur l’esprit le tout novateur un aveuglement qu’il ne faut pas regretter, car c’est à ce prix seulement que le succès des révolutions est possible.

On a dit qu’Abélard avait de l’audace pour la doctrine et qu’il en manquait pour l’action. M. de Rémusat, qui le connaît si bien et le peint en traits si éloquens, l’accuse aussi de faiblesse. Au moins faut-il restreindre ce jugement dans de justes bornes. Quelle est donc l’action de sa vie publique où il a manqué de courage ? Est-ce lorsque, nouveau dans l’enseignement, il a, pour son coup d’essai, relevé le nominalisme atteint par les foudres d’un concile ? ou lorsqu’après sa disgrace, réfugié chez les moines de Saint-Denis, il entre en lutte contre la redoutable puissance de Suger ? est-ce dans cette réforme de l’abbaye de Saint-Gildas, où il essaie, au péril de sa vie, de maintenir la discipline ? Condamné une première fois, voit-on qu’il ait reculé dans son enseignement ? M. de Rémusat remarque lui-même qu’après sa seconde condamnation, il a désavoué les hérésies qu’on lui imputait, sans rien rétracter de ses prétentions philosophiques. Ce concile de Sens, qui l’a écrasé, c’est à sa demande qu’il s’est rassemblé, c’est lui qui a voulu venir, poursuivi par des inimitiés puissantes, affronter la parole de saint Bernard et la colère de ses ennemis, sans autre appui que la justice de sa cause et cette éloquence tant de fois triomphante. Il est vrai, quand l’heure suprême a sonné, tout son courage se dément. Lorsqu’appelé dans la salle du concile, il voit sur tous les visages la colère et la haine, une résolution implacable, la vaine curiosité d’entendre encore une fois cette éloquence qui va se taire à jamais, glacé dans le fond de l’ame, certain que la condamnation est arrêtée, et pour la première fois frappé du sentiment de son impuissance, il cède devant la force, et il pleure. Qu’aurait-il fait- ? Protester avec énergie ? Il protesta en effet ; mais le pape, auquel il en appelle, le condamne aussi sans l’entendre, et Abélard, marchant vers Rome pour soutenir son appel, apprend par les chemins que la condamnation est sanctionnée, la peine aggravée. Devait-il se relever sous l’outrage, déchirer cette robe monacale, et, anticipant le rôle de Luther, fonder un schisme dans l’église ou se livrer sans retour à la philosophie ? Mais le siècle d’Abélard n’est encore que le XIIe siècle ; un tel cri de liberté se serait perdu sans écho ; les cachots et la mort étaient tout