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inséré dans les Annales du présent, signale avec beaucoup de sens l’erreur où s’est engagé M. Prutz, quand il a copié avec une docilité servile la forme d’Aristophane. Pour un homme qui vante sans cesse l’originalité et l’audace, la méprise, en effet, est vraiment inexplicable. Il y a toutefois des objections plus sérieuses à faire. Or, comme M. Prutz, qui nous a indiqué peut-être dans ses vives récriminations, ne nous a pourtant pas apostrophé comme M. Vischer, nous sommes plus libre à son égard, et rien ne nous empêche de dire franchement toute notre pensée. Il ne suffit pas de reprocher à l’auteur ce singulier retour à une forme dramatique si éloignée de nos mœurs, il faut lui demander compte du résultat qu’il a obtenu. M. Prutz aurait pu réfuter victorieusement la critique, si cette rouvre, composée d’après un modèle imprudemment choisi, eût dérobé à ce modèle impossible quelques-unes des beautés immortelles qu’on y admire. Est-ce là ce qu’il a fait ? L’analyse exacte qu’on vient de lire nous dispense de répondre longuement à cette question. M. Prutz a pris d’Aristophane la verve bruyante, la farce bouffonne, les gros traits, tout ce qu’il est trop facile de s’approprier ; mais la gaieté naturelle, et surtout cette grace qui enchantait Platon, M. Prutz s’en est-il préoccupé un seul instant ? Et puis, sous la farce même, sous les inventions les plus folles, quel sens toujours sérieux chez le poète athénien ! On connaît le début célèbre du discours d’Alcibiade dans le Banquet, quand il commence l’éloge de Socrate ; ces magnifiques paroles que Rabelais s’est appliquées à lui-même au premier chapitre de Gargantua, n’est-ce pas à Aristophane surtout qu’elles conviennent ? « Je dis d’abord qu’il ressemble tout-à-fait à ces Silènes qu’on voit exposés dans les ateliers de sculpteurs et que les artistes représentent avec une flûte on des pipeaux à la main, et dans l’intérieur desquels, quand on les ouvre, en séparant les deux pièces dont ils se composent, on trouve renfermées des statues de divinités[1]. » Eh bien ! cette divinité cachée sous une grossière enveloppe, cette divinité que saluait Alcibiade sous la laideur railleuse de Socrate, où est-elle plus visible au dire des anciens, où est-elle plus belle que dans Aristophane ? Brisez la statue difforme, le dieu paraîtra ! Il n’était pas même besoin de briser la statue ; elle s’entr’ouvrait de temps en temps et laissait voir l’hôte immortel : c’était le cœur du citoyen, c’était l’imagination du poète qui tout à coup éclatait sous le masque et illuminait la scène.

Il y a, en outre, un point de vue beaucoup trop oublié des jeunes

  1. Platon, le Banquet, traduction de M. Cousin, t. VI, p. 325.