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SCÈNE III.
CÉLINDE.

Partis enfin ! cela a été difficile. — Ils avaient ici leurs habitudes ; ils étaient à l’aise comme chez eux, plus que chez eux. — Une danseuse, une fille de théâtre, cela ne gêne pas. C’est comme un chat familier, une levrette qui joue par la chambre. — Ah ! mes chers marquis, je vous hais de toute mon ame. — Étaient-ils naïvement insolens ! quel ton de maîtres ils prenaient ! ils se seraient volontiers passés de moi dans ma maison ; — mais où avais-je la tête, où avais-je le cœur, de ne point voir cela, de ne m’en être aperçue qu’aujourd’hui ? — Ils ont toujours été ainsi ; — moi seule suis différente : Célinde la danseuse, Célinde la folle créature, — la perle des soupers, comme ils disent, Célinde n’est plus ; — il est né en moi une nouvelle femme. — Depuis que j’ai lu les œuvres du philosophe de Genève, mes yeux se sont dessillés. Je n’avais jamais aimé. Je n’avais pas rencontré Saint-Albin, ce jeune homme à l’ame honnête, au cœur enthousiaste, épris des charmes de la vertu et des beautés de la nature, qui chaque soir, après l’Opéra, déclame si éloquemment dans mon boudoir contre la corruption des villes, et fait de si charmans tableaux de la vie innocente des pasteurs ! Quelle sensibilité naïve ! quelle fraîcheur d’émotion et quelle jolie figure ! Non, Saint-Preux lui-même n’est pas plus passionné. — S’ils avaient su, ces marquis imbéciles, que j’adore un jeune précepteur portant le nom tout simple de Saint-Albin, un frac anglais et des cheveux sans poudre, ils n’auraient pas assez de brocards, assez de plaisanteries… Mais le temps presse… C’est ce soir que je dois quitter ces lieux, théâtre de ma honte… J’ai écrit à Francœur que je rompais mon engagement. Renvoyons ces présens, prix de coupables faiblesses. (Elle sonne.) Florine, reporte ces bracelets à M. le duc, cette rivière au chevalier.


SCÈNE IV.
CÉLINDE, SAINT-ALBIN.
CÉLINDE.

Enfin ! — J’ai cru que vous ne viendriez pas.

SAINT-ALBIN.

Il n’est pas l’heure encore,

CÉLINDE.

Mon cœur avance toujours. — Personne ne vous a vu ?

SAINT-ALBIN.

Personne. La ruelle était déserte.

CÉLINDE.

Ce n’est pas que je rougisse de vous, — bien que vous ne soyiez ni duc