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Il avait vaguement conçu le projet de peindre dans un poème ou dans un roman les effets, les tourmens de l’amour, tels que les lui avaient fait connaître ses émotions personnelles ; une fantaisie de suicide lui avait aussi traversé la cervelle, alors qu’il s’estimait bien malheureux, et, quoiqu’il eût fini par y renoncer, toutes les pensées, toutes les impressions qu’il devait tant à ses amours qu’à cette belle imagination de se tuer, fermentaient dans sa tête. Cependant l’heure de la mise en œuvre de tous ces élémens n’arrivait pas. Au milieu de cette attente, qui parfois pour l’artiste n’est pas sans douleur, Goethe apprend qu’un de ses amis, Jérusalem, s’est tué par désespoir amoureux. Au même moment Werther est créé, et en quatre semaines le roman est écrit. Dès que Goethe avait eu la preuve que ce qu’il avait rêvé, ce qu’il avait senti, s’accordait avec la réalité, il s’était trouvé prêt et puissant pour donner la vie à des pensées qu’il savait n’être pas de fantastiques chimères. Pour lui, la réalité était comme une matière première qu’il transformait divinement. Quoi de plus original et de plus pur que le type virginal de Mignon ? Goethe en devra la première idée à un petit joueur de harpe qu’il avait rencontré à Mayence, et dont la figure heureuse l’avait frappé. Goethe eut dans sa première jeunesse, pour confident de ses pensées, de ses amours, de ses travaux littéraires, un homme singulier du nom de Merk, auquel on reconnaissait un jugement droit, un cœur loyal, mais que beaucoup de mécomptes avaient aigri, et qui jetait sur toute chose une ironie mordante. Cet impitoyable moqueur, que Goethe aimait sans le craindre, était grand et maigre, avait le nez pointu et les yeux gris. Merk deviendra Méphistophélès. Quant à Faust, c’est en lui-même que Goethe en a trouvé le type, et il crée Marguerite avec les souvenirs de son premier amour. Goethe sut toujours tirer pour ses œuvres un admirable parti des femmes qu’il aima ou qui l’aimèrent. N’a-t-il pas trouvé jusque dans la correspondance de Bettina des motifs de poésie ?

Après l’étude de la société, après l’étude de l’histoire, Goethe demanda à celle de la nature des forces nouvelles et des plaisirs nouveaux. Il a souvent écrit qu’il se sentait attiré vers la nature par une irrésistible puissance. Non-seulement il se jeta dans son sein avec l’enthousiasme d’un poète, mais il voulut se rendre compte de ses lois avec la scrupuleuse exigence de l’observateur le plus attentif. Il étonna les hommes spéciaux par ses essais d’anatomie comparée, et cependant il ne les considérait que comme des travaux préparatoires qu’il fut contraint d’interrompre, et qu’à son grand regret il ne put jamais reprendre. En effet, comme il l’a dit lui-même, ses plans dramatiques, ses compositions, telles quHermann et Dorothée, le poème dAchilléis, la traduction de Benvenuto Cellini, le projet de retourner en Italie, et