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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 14.djvu/1025

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précoce, qui est la plus affligeante de toutes, parce qu’elle est la plus inexplicable, parce qu’elle est volontaire et libre, et que d’avance elle trahit l’avenir ! Sur bien des points ainsi se révèle l’affaissement. Ce sera, sans aucun doute, un des plus singuliers épisodes dans l’histoire de notre époque que cette expédition des Argonautes abusés de l’imagination, qui sont partis, n’oubliant de prendre à leur bord qu’un seul hôte, la sagesse, le bon conseil, l’esprit de conduite ; ils n’ont pas découvert leur toison d’or merveilleuse, bien que les clameurs qui nous arrivent puissent le faire croire. Rejetés même en face du rivage, ils ne savent plus retrouver le chemin qui les y pourrait ramener. Encore un moment, et cet Argo magnifique, qui n’est plus qu’un vaisseau de hasard, disparaîtra sans laisser d’autre trace que le souvenir d’un départ plein d’orgueil !

Chaque œuvre nouvelle, maintenant, ne vient-elle pas marquer de plus en plus ce déclin et augmenter la confusion ? Il ne faut pas se laisser tromper par ce qu’on nomme le succès ; si l’on voulait rechercher de quoi il se compose, on pourrait voir combien d’élémens bizarres, incompatibles, étrangers à l’art, se réunissent pour donner naissance à ces renommées d’un instant, sur quelles bases d’argile reposent ces statues triomphantes. Il vaut mieux prendre les œuvres en elles-mêmes. Plus l’inspiration réelle s’appauvrit, disions-nous, plus l’effort est grand pour déguiser cette indigence. Un coin de la vie historique ou de la vie contemporaine ne suffit plus au romancier ; il lui faut la suite des siècles, le temps, l’espace, les ressources que peuvent offrir les passions les plus extrêmes, une armée de personnages, et dix-huit volumes ! Ce sont des fictions d’histoire qui s’étendent sans fin d’une époque à l’autre ; ce sont des tableaux de mœurs visant à embrasser tous les côtés de l’existence humaine. Sous ce rapport, le Comte de Monte-Christo ne le cède à aucun autre. Ce n’est pas peut-être le plus récent ouvrage de M. Dumas, mais c’est celui qui a le plus soulevé de ce bruit éphémère qu’on prend pour de la gloire, qui a le plus frappé la curiosité par les combinaisons étranges et mystérieuses. Ne le méritait-il pas autant que le Juif Errant ? Le Comte de Monte-Christo a deux parties bien distinctes : la première vraie, simple, dramatique ; la seconde, qui dépasse tout ce que peut rêver l’imagination la plus capricieuse, qui est une véritable gageure contre le bon sens.- L’action commence en 1815, lorsque Napoléon est encore à l’île d’Elbe. Le vaisseau le Pharaon entre dans le port de Marseille, monté par un jeune homme, Edmond Dantès, qui en a pris le commandement en l’absence du capitaine mort pendant le voyage. Edmond Dantès touche au rivage, plein d’espérance ; tout lui sourit dans la vie. Il est près d’être nommé capitaine par l’armateur du Pharaon, M. Morrel ; il va pouvoir secourir son père, qui est dans la pauvreté, et épouser sa fiancée Mercedès, qui l’attend dans sa demeure du quartier des Catalans. Dantès serait heureux s’il ne rencontrait deux ou trois égoïsmes qui se coalisent contre lui : c’est le comptable Danglars, envieux de sa fortune ; c’est don Fernando le Catalan, jaloux de son amour ; c’est le tailleur Caderousse, haineux par instinct de nature grossière. Ces mauvaises passions se réunissent pour dénoncer le jeune homme comme avant touché à l’île d’Elbe et portant des lettres de l’empereur, et elles trouvent un facile complice dans un substitut, M. de Villefort, royaliste ardent, qui voit là un moyen de faire prospérer son ambition. Dantès est arrêté au moment même où il va se marier, malgré les efforts de M. Morrel pour le sauver, et il est jeté dans un cachot du château d’if, où il