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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 14.djvu/1044

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destinée morale à des calculs qui gênent les glorieuses propensions de l’ame, à ne considérer l’art littéraire que comme la simple expression de ces combinaisons et de ces calculs d’une vie médiocre. D’après cela, si l’art s’élève au-dessus de cette réalité commune, il sera infidèle à son rôle et marchera vers le faux. N’est-ce point ce qui est prouvé dans le Cours de Littérature dramatique, dans cette piquante Etude sur l’usage des passions dans le Drame, où il n’y a qu’une passion oubliée, celle qui engendra Juliette et Chimène, — l’amour ? Les Essais n’échappent pas à ce défaut, et, puisqu’ils sont sous l’invocation de la littérature et de la morale, ne peut-on se demander ce que le bon sens trop restreint fait de la vérité à ces deux points de vue ? La vérité morale n’a peut-être pas moins à souffrir que la vérité littéraire.

La famille est certes justement pour l’auteur l’objet d’un culte sérieux et pur. Sous le rapport philosophique et moral, elle est la garantie de la durée de la société : chaque lien de plus qui forme une nouvelle famille contribue à son affermissement ; mais à quel prix croit-on que s’achète cette solidité ? Nous cherchons la pensée de M. Saint-Marc Girardin, et, au fond, la voici telle qu’elle résulte d’un fragment sur le mariage. C’est que, dans cet état, la préoccupation des intérêts surpasse toutes les autres préoccupations. Le propriétaire, le négociant, l’ouvrier, ne se risqueront pas au jeu des révolutions, parce qu’ils ont tous à craindre, l’un pour ses biens, l’autre pour son argent, le troisième pour son industrie. Ce n’est pas une intelligente adhésion qui les rattache à une forme sociale quelconque ; c’est la terreur de voir leur bien-être mis en péril par les agitations. L’homme marié devient prudent jusqu’à la timidité, dit l’auteur… - N’aperçoit-on pas ici ces erreurs que nous signalions ? La famille est un élément de sécurité pour la société, non parce qu’elle développe ces deux tristes mobiles, l’intérêt et la peur, mais parce qu’elle établit une solidarité morale, noble, élevée, — solidarité de conduite, d’affections, de sentimens, de croyances, — parce qu’elle est elle-même une petite société dans la grande, et que d’avance elle façonne notre ame à tous les devoirs, parce qu’en donnant à l’homme un père, un aïeul, elle lui enseigne le respect, parce qu’en lui donnant des enfans elle lui enseigne le sacrifice, le dévouement, la prévision du cœur, différente d’un calcul d’intérêt, et elle fait naître en lui le besoin de laisser intact le nom qu’il reçut honoré, le désir d’accroître, s’il se peut, ce patrimoine d’intégrité et d’honneur ; pour cela, il faut souvent la fermeté d’une ame qui sait braver les hasards et les dominer. La famille ne crée pas la prudence par timidité, mais parce que la prudence est une portion de la dignité morale, et, en la donnant à l’homme, elle ne fait que lui offrir un moyen de plus de se mettre à sa vraie place. Celui qui a une famille, sans doute ne se jette pas chaque jour dans quelque aventure politique, il n’expose pas au hasard ce doux et gracieux fardeau dont vous parlez : ses résolutions seront mûries ; mais, le jour où il s’y jettera, la lutte sera plus grave, et on sentira que c’est plus qu’un homme guidé par l’intérêt, que le déchirement est profond dans la société. Si le jugement de M. Saint -Marc Girardin était exact, s’il était vrai que le foyer use l’activité de l’homme, et le détourne des desseins courageux en l’asservissant aux exigences du bien-être, si c’était là aujourd’hui la garantie du repos de la société, peut-être faudrait-il le taire ; il faudrait au moins tenir pour justes les efforts de ceux qui ont voulu créer de nouveaux élémens de sécurité sociale, puisque ceux que nous possédons seraient vieillis ; corrompus,