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où l’ame rêve sans fin, mais un tableau net et précis, un horizon restreint où se profilent les caravanes ; au lieu des sublimes divagations de la symphonie pastorale, la plus pittoresque des symphonies de Beethoven, une musique qui parle aux yeux. N’importe ; ce fut un rêve délicieux pour M. Félicien David que cette ode du désert, comme on l’appelle ; un véritable rêve du paradis de Mahomet, et dont l’heureux musicien n’aurait jamais dû s’éveiller. Il semblera que j’avance un paradoxe, mais la partition du Désert m’a toujours paru vivre par des qualités tellement en dehors des conditions ordinaires de l’art musical proprement dit, que cette œuvre, eût-elle justifié toutes les admirations, tous les enthousiasmes dont elle fut l’objet, n’aurait, à mon sens, donné à préjuger que fort peu de chose sur l’inspiration du lendemain. Un jeune homme généreusement doué parcourt l’Orient en artiste voyageur ; sa nature méridionale, acclimatée d’avance, s’imprègne avec ravissement de cette atmosphère nouvelle ; chemin faisant, la musique lui monte au cerveau, un site pittoresque le met en humeur de chanter, un costume lui vaut une note ; là où Delacroix et Decamps saisiraient un croquis, lui surprend un motif, et parfois même, à l’exemple du peintre qui s’empare du type original et le reproduit tel qu’il l’a vu, il arrive à notre musicien de noter sur son album une mélodie du pays, qui plus tard deviendra son bien. Que ces motifs aient été fort habilement ensuite mis en œuvre par le compositeur, nul ne songe à le contester ; pourtant, je le demande, peut-on voir dans une production de ce genre autre chose qu’un fait isolé, accidentel, destiné sans doute à entraîner les dispositions favorables du public du côté d’un artiste, mais qui ne saurait engager l’avenir ? De ce qu’un écrivain a débuté par de brillantes et poétiques impressions de voyage, irez-vous lui demander un poème épique ? Et, pour ne citer qu’un exemple, il se peut que l’auteur d’Eothen, le livre touriste le plus humoristique, le plus coloré, le plus piquant de ce temps-ci, compose un jour de fort sublimes tragédies ; mais je ne vois point en quoi son début l’y aura préparé, si toutefois cela doit s’appeler un début. Or, pour dire ici ma pensée entière, la symphonie du Désert m’a toujours fait l’effet d’une impression de voyage en musique ; c’est l’œuvre d’un touriste mélodieux, je n’oserais prétendre que ce soit l’œuvre d’un maître. Et dire qu’on n’a pas craint de prononcer à cette occasion les noms sacrés de Handel et de Bach, de Mozart et de Beethoven ! En vérité, il est de ces admirations insensées qui tuent les gens au profit desquels elles s’exercent, et dont le moindre péril consiste à diriger vers une fausse voie l’homme de talent qu’on veut soutenir. On ne me fera jamais croire, par exemple, que M. Félicien David, livré à son propre mouvement, eût été choisir Moïse au Sinaï pour thème de sa seconde composition. L’auteur du Désert, si de maladroits amis ne l’eussent détourné de sa voie naturelle, allait droit à l’Opéra-Comique. La belle affaire, dira-t-on, d’avoir passé par l’Orient pour arriver à Favart ! Qui sait ? c’était peut-être encore avoir pris le chemin le plus court. Tant d’autres vont à Rome qui ne le trouveront jamais, ce chemin. D’ailleurs, on fait ce qu’on peut, et la gloire de M. Auber a bien son prix.

A n’en juger que par le Désert et les dix ou douze orientales publiées depuis qui en forment comme les gracieux corollaires, le genre de l’Opéra-Comique nous semblait convenir surtout à M. Félicien David. Il avait ce qui décide du