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comme on les appelle, tiennent lieu du spectacle, et l’affiche vous promet la Tentation de saint Antoine, ni plus ni moins qu’elle vous annoncerait l’Ambassadrice ou les Mousquetaires de la Reine. Il va sans dire que tous ces beaux chefs-d’œuvre bibliques et mystiques n’ont d’autre raison d’être que le pur caprice de leurs auteurs, et que rien n’indique qu’ils fussent bien tourmentés du besoin de traduire leur pensée sous cette forme plutôt que sous telle autre. On fait aujourd’hui des oratorios, comme on faisait hier des symphonies, comme on fera demain des cantates. Ce qu’on veut avant tout, c’est attirer sur soi, coûte que coûte, l’attention du public ; c’est triompher pour un instant de son indifférence suprême. Par malheur, à toutes ces compositions manque le premier élément de succès, l’originalité. Je conviens qu’il y a une saltarelle fort brillante dans la Tentation de M. Josse, œuvre estimable du reste, habilement instrumentée, et qu’un professeur du Conservatoire ne désavouerait pas ; mais, je le demande, en pareille matière, suffit-il, pour intéresser, d’un style correct et de quelques mesures d’un rhythme vif et sémillant ? Je ne nie point que l’air de danse ne soit très bien à sa place dans la scène où l’auteur l’a mis, seulement je persiste à douter qu’un oratorio, cette œuvre du sentiment et de l’érudition portés à leur plus haute puissance, doive réussir par les mêmes qualités qui décident du succès d’un ballet.

Pour revenir aux virtuoses, nous n’avons guère revu parmi ceux d’ancienne connaissance que M. Ole-Bule, le Paganini norvégien, et c’est tout au plus si deux ou trois nouveaux se sont produits de façon à ce qu’on les remarque. Ce M. Ole-Bule passe pour un violoniste extraordinaire, j’aimerais mieux dire excentrique. Voilà tantôt dix ans qu’il voyage, son Amati sous le bras, étonnant le monde par de prodigieux tours de force. L’Europe et l’Amérique lui ont décerné le triomphe ; l’Amérique surtout, qui s’entend mieux que personne à ménager aux artistes qu’elle adopte de fabuleuses ovations, l’a mis au rang des dieux : Tu Marcellus eris. M. Ole-Bule a désormais sa place dans l’olympe de New-York et de Washington, entre Fanny Elssler et Mme Damoreau. A ne considérer que ses récens succès obtenus parmi nous, ils sont très grands, on doit le reconnaître. Reste à discuter ce que de semblables succès peuvent avoir de bien sérieux. M. Ole-Bule a pour habitude de se produire sur les théâtres en manière de concert épisodique. L’Académie royale de Musique et l’Opéra-Comique nous l’ont du moins déjà montré de la sorte. Au beau milieu d’un entr’acte, la toile se lève, et vous voyez arriver un robuste jeune homme aux cheveux épais et blonds, au regard vague, tenant d’une main son instrument, de l’autre son archet au bout duquel brille un diamant en guise d’étoile, absolument comme à l’arc d’Apollon. À cette apparition, le spectateur se rassied, parcourt son programme, et, tout enchanté de la bonne surprise, écoute avec cette heureuse indifférence des amateurs de ballets et d’opéras-comiques. Cela dure environ dix minutes, pendant lesquelles vous croiriez entendre siffler un merle ou gazouiller des nichées de bouvreuils ; puis, quand les oiseaux ont fini de chanter, le virtuose ramène ses cheveux sur son front, essuie son instrument, et se retire aux grands applaudissemens de la salle entière, qui salue son départ avec autant de joie et d’enthousiasme qu’elle en a manifesté à son arrivée, et le spectacle reprend son cours. Quelque avantage qu’une audition ainsi improvisée puisse offrir aux artistes, dispensés de la sorte des mille embarras et des frais d’un concert spécial,