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qui se perd et se retrouve au milieu des arbres, descend jusqu’au niveau de la mer. Là, sur la grève, parmi des bouquets de palmiers et de bananiers, à l’ombre des cocotiers, se montrent de tous côtés de pittoresques huttes de bambous. Au pied de ces huttes, la plage s’arrondit, baignée par le flux presque insensible qui vient de la haute mer, dont les eaux reflètent comme un miroir l’azur étincelant du ciel. Çà et là, des îles riantes s’épanouissent au soleil comme des bouquets de fleurs marines ; de grands rochers s’élèvent pareils à des pyramides d’ambre jaune, et quelques bateaux pêcheurs, glissant au loin, détachent sur les profondeurs lumineuses de l’horizon leurs blanches voiles triangulaires.

Je me trouvais à San-Blas il y a quelques années. Des intérêts commerciaux m’appelaient en Californie, et j’attendais, depuis une quinzaine de jours environ, que quelque navire caboteur se mît en charge pour un point quelconque de cette côte. Enfin j’appris que la Guadalupe, petite goëlette de cinquante-huit tonneaux, allait faire voile pour Pichilin ou Pichilingue, sous le commandement d’un capitaine catalan, qui en était le propriétaire. Je me hâtai de l’aller trouver et d’arrêter passage à son bord. J’acceptai ses conditions sans marchander. Bien qu’il fût alors sans concurrent, le capitaine eut la discrétion de ne pas me demander un prix trop exorbitant. « Si vous habitez, comme je n’en doute pas, la ville haute, me dit-il en nous séparant, vous ferez bien de descendre à la plage avec vos effets, car d’un moment à l’autre nous pouvons partir, et j’enverrai une embarcation pour vous chercher ; ainsi, tenez-vous prêt pour ne pas perdre une minute. »

J’avais tellement hâte de me dérober à la chaleur étouffante de San-Blas et aux myriades de maringouins qui en rendent le séjour presque intolérable, que, pour n’y pas rester une heure de plus, je m’empressai de suivre le conseil du capitaine. J’allai donc m’installer sur la plage, dans une de ces charmantes huttes en bambous que j’avais déjà remarquées du haut de la ville ; mais je ne tardai pas à m’apercevoir que, sur cette plage, de loin si séduisante, les maringouins étaient en plus grand nombre encore que sur la hauteur, et d’autant plus affamés qu’ils avaient moins de victimes à tourmenter. Enfin, au bout de trois jours de martyre, je reçus un matin l’avis de me tenir prêt à monter dans l’embarcation qui devait me prendre dans l’après-midi. À l’heure dite, une pirogue vint aborder à quelques pas de la hutte que j’habitais. Comme c’était une pirogue creusée dans un tronc d’arbre et à fond plat, le trajet de la plage au navire ne se fit pas sans quelque danger. La moindre lame, le moindre mouvement maladroit, peuvent faire chavirer ce frêle esquif, et de grands requins, qu’on voit à fleur d’eau suivre sournoisement le sillage, font assez deviner quelles seraient les suites d’un pareil accident. Nous arrivâmes heureusement à bord.