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ou des filets, on durcissait des estacas, on aiguisait des harpons ; bref, l’activité qui régnait à terre égalait celle qu’on déployait sur l’eau.

Les réflexions morales sur les peines que coûtent certains objets de luxe sont devenues presque un lieu commun. Cependant, quand on a vu ces perles, cette écaille, produites par une cause mystérieuse au fond des mers de la zone torride, arrachées de leurs abîmes malgré les requins, gardiens jaloux de ces trésors, puis tirées de cette putréfaction aux miasmes souvent mortels, on ne peut s’empêcher de frémir en songeant aux périls qu’affronte l’homme, aux prodiges qu’il accomplit sous l’impulsion de sa cupidité.

Il fallait cependant me décider à demander l’hospitalité pour cette journée et la nuit suivante dans quelqu’une des huttes de Cerralbo, et pour cela, choisir la plus apparente ; mais toutes présentaient un tel aspect de misère et de dénûment, que le choix était fort difficile. Une rumeur sourde, qui s’éleva du côté de la mer dont je m’étais un peu éloigné, vint mettre un terme à ma perplexité. Quoique l’heure à laquelle la pêche se termine chaque jour n’eût pas sonné, tous les plongeurs restaient immobiles sur leurs bateaux, le cou tendu, les yeux fixés sur un endroit de la mer assez rapproché du banc qu’ils étaient en train d’exploiter. Les vieilles femmes dont j’ai parlé redoublaient leurs conjurations, et cette fois sur un ton plus élevé et dans un langage inconnu. Tout à coup, à l’aspect d’une forme hideuse de requin qui décrivait de grands cercles en s’enfonçant lentement sous l’eau, les pécheurs, dans l’espoir d’épouvanter le monstre, firent retentir l’air de cris redoublés. Malheureusement la couche d’eau qui recouvrait le requin devait l’empêcher d’entendre ces cris, malgré la finesse d’ouïe qui distingue ces animaux.

— C’est une tintorera, me dit le Mexicain, que je retrouvai parmi les spectateurs.

J’ai dit l’effroi que cause cette variété du requin à ces hommes intrépides.

— C’est une tintorera, reprit le Mexicain, et, si tout autre que le plongeur que vous allez voir sortir de l’eau se trouvait dans cette position, ce serait un homme perdu ; mais celui-là s’en soucie comme d’un botete[1].

— Quoi ! m’écriai-je, il y a quelque malheureux sous l’eau, et vous le connaissez !

— Certes, oui ; c’est José Juan.

Si on ne l’a pas oublié, c’était la seconde fois que, depuis la veille, on me jetait le nom de cet homme avec un laconisme qui indiquait qu’après ce nom tout commentaire était inutile. Cette fois, vu la terrible

  1. Poisson venimeux, qui, mis à l’air, enfle et éclate.