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nous rencontrassions désormais plus d’une fois encore. Vous verrez cependant par la suite de mon histoire, ajouta le plongeur avec un étrange sourire, comment je le retrouvai près de moi une fois de plus que je ne le voulais.

J’eus un moment la pensée de l’arrêter en l’appelant par son nom et en lui faisant connaître ma présence, mais il y a certains momens dans la vie où l’on ne fait pas ce que l’on veut. Je le laissai donc aller malgré moi, et il venait à peine de quitter le sommet du rocher, que je l’y avais remplacé. De là, il m’était facile de le suivre du regard. Je le vis prendre la direction que je suivais moi-même d’habitude, puis frapper doucement à la porte de la hutte que je connaissais si bien, entrer et disparaître.

Il me sembla un instant que le vent de la mer apportait à mes oreilles le rire moqueur de la vieille sorcière quand elle m’avait dit Que vous importe, puisque ce nom n’est pas le vôtre ? Je crus au milieu des ténèbres apercevoir sur le rivage opposé son bras décharné indiquer la cabane de Jesusita, et je m’élançai, mon couteau à la main, sur les traces de mon rival. En quelques bonds je parvins jusqu’à la porte. J’écoutai, mais je n’entendis rien que le faible bruit d’une conversation à voix basse : aucune parole ne m’arrivait distinctement. J’avais retrouvé un peu de mon sang-froid, et, quoique je fusse décidé à me débarrasser d’un odieux rival, j’eus la présence d’esprit de ne pas vouloir me brouiller avec la loi. Il fallait pour cela chercher un moyen terme. Voici celui que j’imaginai.

Le juge criminel avait fait publier un arrêt qui enjoignait à tous les plongeurs et pêcheurs, comme cela s’était déjà pratiqué sur l’autre Océan, d’épointer leurs couteaux, punissant de mort celui qui, dans une querelle, infligeait à son ennemi une blessure perpendiculaire. Quelque temps auparavant, un des nôtres, à la suite d’une difficulté avec un ami, n’avait rien trouvé de mieux pour y mettre fin que de lui ouvrir le ventre transversalement avec son couteau carré. L’affaire avait fait du bruit, tant de bruit même, que bien que l’agresseur fût aussi pauvre que celui qu’il avait coupé[1], et que ni l’un ni l’autre n’eussent de quoi payer une seule feuille de papier timbré, l’alcade ne put se dispenser d’agir. Il fit comparaître le meurtrier devant lui. Or, des pièces de conviction, il ne restait que le couteau ; le pauvre diable qui avait été tué était déjà mis en terre lors de la comparution de son ami. Lecture faite du bando du juge criminel, l’alcade dit à l’accusé qu’il ne restait plus qu’une simple formalité, celle de le condamner à mort ; mais celui-ci fit judicieusement observer que la blessure qui avait

  1. C’est l’expression usitée en Sonora pour indiquer un meurtre commis par l’épée ou le poignard.