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au-dessous et autour de moi. Les flots mugissaient sur ma tête avec un bruit semblable à celui du tonnerre, des pointes de feu tourbillonnaient comme la poussière par un vent d’orage, mais à côté de moi tout était calme. Une masse noire vint me heurter sous l’abîme, c’était ce qui restait de Rafaël : il était dit que je devais le rencontrer toujours !

Je pensai alors que l’animal que je cherchais n’était pas bien loin. En effet, une raie de feu presque imperceptible grossissait peu à peu. La tintorera et moi nous devions être à la même profondeur, mais le requin tendait à remonter ; l’haleine commençait à me manquer, et je ne voulais pas donner au requin l’avantage de se trouver au-dessus de moi, car, dans ce cas, il n’aurait pas eu besoin de se retourner sur le dos pour me faire subir le sort de Rafaël. Je ne comptais, pour en venir à bout, que sur le temps qu’il mettrait à faire cette manœuvre. La tintorera nagea vers moi diagonalement avec tant de vélocité, que je me trouvai un moment assez près d’elle pour distinguer, aux clartés phosphoriques de son corps, la membrane qui couvrait à moitié ses yeux, et sentir ses nageoires brunâtres effleurer mon corps. Des lambeaux de chair livide étaient encore attachés à la mâchoire inférieure qu’elle faisait claquer avec un air de volupté gourmande. Le monstre jeta sur moi un regard terne et vitreux. Ma tête en ce moment se trouvait au niveau de la sienne. J’aspirai l’air avec bruit, je m’élançai dans une direction parallèle à environ une demi-vare au-dessus du requin, et me retournai ; il était temps. La lune fit briller un instant le ventre argenté de la tintorera, et en même temps qu’elle ouvrait une gueule énorme, hérissée, comme une carde, de dents aiguës et serrées les unes contre les autres, le poignard que j’avais destiné à Rafaël s’enfonça dans son corps, traçant aussi loin que mon bras put atteindre un large et sanglant sillon. La tintorera, blessée à mort, fit un bond prodigieux et retomba en battant deux fois l’eau de sa queue ; heureusement je n’en fus pas atteint. Seulement je me débattis une minute, aveuglé par une pluie d’écume sanglante qui me fouetta la figure ; puis, à la vue de mon ennemi flottant comme une masse inerte et livide sur l’eau qui bouillonnait dans sa blessure béante, je poussai un cri de triomphe qui, malgré l’orage, fut entendu des deux îles.

L’aube allait poindre au moment où je regagnais le rivage, épuisé par les efforts que j’avais faits pour fendre les vagues qui grossissaient. Les pêcheurs visitaient leurs filets, et la lame vint faire aborder presque en même temps que moi la tintorera et les débris de Rafaël. Personne ne douta que je n’eusse voulu arracher mon ami au sort dont il avait été victime. Je laissai les bavards exalter mon dévouement. Une femme seulement soupçonna la vérité ; vous l’avez vue pâlir au souvenir de cette nuit : est-ce un regret pour Rafaël ? est-ce l’idée du