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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 14.djvu/384

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encore, il le faut chercher dans les moindres universités, à Marhourg, où il n’y a que deux cents élèves à Giessen, où l’on en compte à peine cinq cents. A Jena même, les derniers beaux duels datent déjà de 1840, et peut-être à Heidelberg y a-t-il maintenant une société pour les prévenir ; on s’associait jadis pour les provoquer. Giessen, grace à Dieu, n’en était pas là ; les gens s’y réunissaient toujours par corps de nation, et chacune gardait ses couleurs sans trop les cacher ; le gouvernement grand-ducal ne se fâchait point d’une liberté sous laquelle il n’y avait plus d’intention politique ; la politique a perdu pied en Hesse-Darmstadt depuis la conspiration manquée de 1833. D’ailleurs, le roi de Giessen, c’est M. Liebig, et les chimistes ne sont point des fauteurs de révolutions comme les idéologues. L’illustre professeur avait presque à lui seul créé la prospérité de son petit empire, il éclipsait naturellement ses collègues, et pas un bruit ne gênait cette absolue domination des sciences exactes. Philosophes et théologiens ne songeaient point à se disputer ; on ne connaissait parmi eux ni piétistes exaltés ni hégéliens destructeurs ; la paix était profonde, et celui qui nie la vantait n’avait guère envie de la troubler ; il se tenait trop content de sa simple destinée pour en élargir beaucoup l’horizon. Je me plais encore au souvenir de cette idylle germanique dont il était l’humble héros ; je me rappelle volontiers la pauvre maison sur le bord de la route, presque dans la campagne ; le petit salon propre et froid où nous nous assîmes, les quelques livres qui comptaient comme une bibliothèque, la lampe fameuse, la table boiteuse, et, pour seul luxe en cette agreste demeure, une gravure passable où l’on voyait Luther chantant noël avec sa femme et ses enfans rangés, suivant la vieille mode, autour de l’arbre vert illuminé. L’image était bien choisie : je regardais ces figures d’il y a trois siècles, si bonnes, si candides ; je regardais ensuite ces visages reposés de mes hôtes : on eût dit des contemporains.

C’est un charme que ce bonheur insouciant des existences médiocres, soit : rien n’est sombre comme le froid et l’inertie d’une existence violemment comprimée. Je m’en aperçus bien à Goettingue. La ville paraît déserte, elle est très certainement morne et ennuyée ; l’herbe pousse dans les rues ; le nombre des étudians diminue tous les jours ; l’enseignement baisse de valeur et de renommée ; les mêmes coups qui ont frappé les lois et les libertés publiques ont aussi ruiné la gloire des lettres. Elle était grande pourtant, et ce triste pays de Hanovre eut l’honneur de donner à l’Allemagne sa plus savante université. Goettingue, il est vrai, n’avait presque point pris de part au mouvement philosophique du siècle : Herbart, son seul représentant de ce côté-là, au milieu même de ses bizarreries, s’inspirait moins de Kant qu’il ne le combattait ; nais Goettingue régnait depuis long-temps sur l’histoire et la philologie. Après cette génération fameuse qui, commençant par Heyne, se terminait