tard, il interrogea les statisticiens, les voyageurs. Il parcourut lui-même plusieurs contrées de l’Europe. Au surplus, ce qui aurait pu lui manquer du côté de l’érudition était amplement compensé par la clairvoyance et la subtilité de son esprit. Sa force consistait dans une puissance d’analyse et une rigidité d’argumentation vraiment extraordinaires. En possession d’un fait vrai, il le formulait en axiomes et le poussait jusqu’aux extrémités les plus désolantes, avec un calme tellement imperturbable, qu’on était tenté de le prendre pour de la sécheresse de cœur.
Le petit livre anonyme fit assez de bruit pour que son auteur devînt en peu de temps un homme célèbre. La vie entière de Malthus se trouva dès-lors engagée à la défense du principe auquel la voix publique associa son nom. L’œuvre primitive, enrichie sans relâche de faits et d’argumens à l’appui, prit un développement considérable qui ne s’arrêta qu’à la cinquième édition anglaise, celle de 1817[1], dont le texte a été suivi pour la présente traduction. Ainsi, l’Essai sur le principe de la population représente un labeur de vingt années. Jamais thèse scientifique n’excita une émotion plus générale, plus profonde, plus durable. On compterait, en Angleterre seulement, plus de vingt ouvrages de longue haleine destinés à la réfuter, et une soixantaine de ces articles de revues anglaises qui sont encore des livres. D’un côté, des admirateurs passionnés élevaient Malthus au rang de ces hommes de génie qui ont révélé au monde une des grandes lois de la nature ; d’un autre côté, des protestations haineuses attachaient au nom de l’impassible philosophe une sinistre popularité.
Un livre lu et discuté par toutes les classes, divinisé et maudit, était-il donc une de ces œuvres d’art et de passion qui se recommandent par une belle ordonnance et l’ardeur sympathique du style ? Aucunement. Malthus, qui avait trop de candeur pour se parer d’une modestie menteuse, confessait la vérité lorsqu’il disait dans sa préface : « C’est volontairement que je renonce à toute prétention d’auteur relativement à la forme de la composition. » De son propre aveu, son art consistait à revenir sans cesse sur l’axiome principal, à le répéter sous toutes les formes chaque fois que l’occasion l’y invitait. Son livre, entassement de matériaux autour d’une idée fixe, est verbeux, confus et démesurément long. La lecture suivie et complète en deviendrait fatigante, les recherches même n’y seraient pas faciles sans les soins intelligens des nouveaux éditeurs.
Le point capital pour la fortune d’un écrivain, c’est d’arriver à propos. Malthus eut ce bonheur. Au moment où l’aristocratie anglaise chancelait du coup qui avait renversé celle de notre pays, Malthus se présenta
- ↑ Cette édition a été publiée à Londres en 3 volumes in-8o.