Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 14.djvu/398

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par l’élan de son cœur. Il était en intime conformité avec les plus intimes tendances du génie allemand ; il n’ambitionnait rien moins que la science absolue de l’être en soi ; il prétendait l’apporter aux hommes. Schleiermacher avait un instant donné le change : ce qu’il y a de vif et de personnel dans la doctrine du sentiment avait un peu dissimulé le fond toujours immuable où elle se perdait. On n’avait plus ni discuté, ni raisonné ; on avait marché par l’amour à la possession de l’être absolu au lieu d’y marcher par la dialectique ; le chemin étant plus ondoyant et plaisant davantage, on s’était moins préoccupé de l’arrivée. Venait maintenant Hegel, qui, écartant avec dédain ces inutiles agrémens de la route, entrait de plain-pied dans la solution du problème, et l’exposait si majestueusement qu’il n’y avait plus moyen de résister. L’énigme éternelle, c’est le rapport de la pensée à l’être, du sujet à l’objet, énigme dévorante pour qui succombe à l’entraînement des systèmes. Depuis long-temps déjà l’Allemagne l’avait tranchée : elle avait proclamé que ces deux contraires apparens n’étaient qu’une même essence ; mais cette essence, personne encore n’en avait parcouru les immensités et mesuré les abîmes. C’était là ce que Hegel promettait, c’était là l’espoir et la récompense de sa méthode ; il se posait comme le souverain législateur de ces espaces infinis, il réglait à jamais les mystérieuses évolutions de la substance pure, et rien ne pouvait être, rien n’avait été qui ne s’accommodât à cet ordre universel dont on possédait enfin le secret.

Plus l’événement avait de grandeur, plus je m’intéressais aux détails de son histoire. Là où il est curieux d’observer l’œuvre du génie, c’est en le suivant aux traces qu’il laisse dans la vie ordinaire ; on peut souvent le mesurer à ces secrètes influences qu’il exerce en passant sur toute la génération qui l’accompagne. Le digne S… avait été surpris comme par un torrent dans le calme de ces douces croyances qu’il devait à la parole pénétrante de Schleiermacher ; il se fit tout d’un coup autour de lui une vraie tempête, et la doctrine hégélienne envahit les ames. Son avènement fut même chose politique. Schleiermacher tomba dans la disgrace, et les faveurs du pouvoir allèrent chercher l’école naissante au milieu de l’austère isolement qu’elle affectait. Pour être d’accès difficile, le temple n’en fut pas moins honoré, l’enthousiasme des dévots s’accrut de tout le mal qu’ils se donnaient. Il n’y eut jamais pareille ivresse, jamais plus superbe naïveté. Le monde s’illuminait enfin jusque dans ses profondeurs ; on embrassait le monde (Weltumarmung), on savait ce qu’il signifiait et comment il se produisait. On ne s’amusait plus à dire avec Fichte que le non-moi n’était qu’une création du moi ; ni le moi ni le non-moi n’étaient des existences réelles ; ce qui existait réellement, c’était cette idée souveraine qui les enveloppait et les joignait l’un et l’autre, idée impersonnelle et immuable dans