Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 14.djvu/401

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

disait une fois le président du cercle. Sa majesté prussienne n’a pas de plus fidèles sujets ; la nature est là toute portée à l’obéissance, non point par servilité, mais par dévouement presque féodal ; la terre est plantureuse, la vie facile, la chère abondante ; on jouit doucement et gaiement de ces heureux dons, en remerciant sans plus songer le ciel et le roi. Je rêvais un peu de toute cette félicité qui s’offrait là si bien à qui en voulait prendre, il me semblait que j’allais déjà l’envier ; mes yeux tombèrent par hasard sur quelques pièces d’artillerie rangées dans un coin de la place d’armes ; je m’approchai machinalement ; il y en avait une qui était de fabrique française ; elle portait sa date et son nom ; elle s’appelait la Solide, et elle avait été coulée à Douai en 1813. Elle ne dut pas beaucoup servir. C’était sans doute un trophée de la fatale campagne. La vue de ce pauvre canon expatrié me changea tout en un moment, et m’ôta par magie du plus beau de mes méditations pacifiques. Je me rappelai ce qu’il avait fallu d’agitations, de douleurs, de travaux et de batailles pour amener ce bronze, maintenant inoffensif, jusqu’au cœur de l’Allemagne ; je me mis à penser que sans cet effort laborieux, sans ce cruel déchirement qui l’avait poussé si loin, sans ces puissantes idées dont il avait été l’instrument ou l’avant-coureur, l’Allemagne entière dormirait encore de ce précieux sommeil que je contemplais ici. Dormir loin de la vie politique, à l’abri de la sainte vertu d’ignorance, ou tout au plus se bercer au branle solennel des systèmes philosophiques, est-ce mieux que veiller, et souffrir, et combattre, pour sentir toujours soi-même et toujours faire sentir hors de soi cette force triomphante de l’activité humaine, pour s’employer patiemment aux réalités, pour s’appliquer à la conduite des gens et des choses ? Est-ce mieux, est-ce plus doux ? En vérité, non. Agir, ce n’est pas seulement la destinée de l’homme, c’est son plus noble bonheur.


LEIPZIG.

On n’a peut-être pas déjà si fort oublié cette mauvaise humeur, ce sourd mécontentement qui dominait tout ce qu’il y avait d’opinions politiques dans la bourgeoisie parisienne vers 1830. La bourgeoisie, sans doute, n’allait point elle-même aux émeutes, mais elle ne les empêchait guère et s’en affligeait peu ; elle ne pensait point à d’éclatantes batailles, mais elle gardait si âprement les intimes griefs qu’elle nourrissait contre le pouvoir, elle semblait si sombre jusqu’au milieu de ses malices, que cette grande colère rentrée lui donnait l’air le plus déterminé du monde. Qu’on essaie seulement de se représenter aujourd’hui la sorte d’irritation qui suivit, en 1827, le licenciement de la garde nationale, ces esprits en proie à toutes les impatiences, ces émotions violentes sur toutes les figures : c’était de la honte, du chagrin, que l’on eût voulu dévoyer,