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le vieil esprit gaulois y débordait en jeune sève. On sentait que ce débutant d’hier s’était abouché de longue main avec ces hommes d’autrefois dont il parlait : il avait reçu d’eux le souffle, il avait la tradition.

La tradition ! chose essentielle et vraiment sacrée en littérature, et qui serait en danger de se perdre chez nous, si quelques-uns, comme élus et fidèles, n’y veillaient sans cesse et ne s’appliquaient à la maintenir ! Qu’arrive-t-il en effet, et que voyons-nous de plus en plus dans la foule écriveuse qui nous entoure ? On aborde inconsidérément les époques, on brouille les personnages, on confond les nuances en les bigarrant. A quoi bon tant de soins ? Pourquoi ceux qui ne se font de la littérature qu’un instrument, et qui ne l’aiment pas en elle-même, y regarderaient-ils de si près ? Et quant à ceux qui sont dignes de l’aimer et qui lui feraient honneur par de vrais talens, l’orgueil trop souvent les entête du premier jour ; sauf deux ou trois grands noms qu’ils mettent en avant par forme et où ils se mirent, les voilà qui se comportent comme si tout était né avec eux et comme s’ils allaient inaugurer les âges futurs. Il y aurait profit à se le rappeler toutefois ; penser beaucoup et sérieusement au passé en telle matière et le bien comprendre, c’est véritablement penser à l’avenir : ces deux termes se lient étroitement et correspondent entre eux comme deux phares. Pour moi, ce me semble, il n’est qu’une manière un peu précise de songer à la postérité quand on est homme de lettres, c’est de se reporter en idée aux anciens illustres, à ceux qu’on préfère, qu’on admire avec prédilection, et de se demander : « Que diraient-ils de moi ? à quel degré daigneraient-ils m’admettre ? s’ils me connaissaient, m’ouvriraient-ils leur cercle, me reconnaîtraient-ils comme un des leurs, comme le dernier des leurs, le plus humble ? » Voilà ma vue rétrospective de postérité, et celle-là en vaut bien une autre[1]. C’est une manière de se représenter cette postérité vague et fuyante sous des traits connus et augustes, de se la figurer dans la majesté reconnaissable des ancêtres. On a l’air de tourner le dos à la postérité, et on agit plus sûrement en vue d’elle que si on la voulait anticiper directement et en saisir le fantôme. Celui de tous les peuples qui a le plus songé à la gloire et qu’elle a le moins trompé, celui de tous les poètes qu’elle a couronné comme le plus divin, les Grecs et Homère, appelaient la postérité et les générations de l’avenir ce qui est derrière (λαός όπίσσω), comme s’ils avaient réellement tourné le dos à l’avenir, et du passé ils disaient ce qui est devant.

  1. Il faut voir la même idée rendue comme les anciens savaient faire, c’est-à-dire en des termes magnifiques, au XIIe chapitre du Traité du Sublime qui a pour titre « Suppose-toi en présence des plus éminens écrivains. » Longin (ou l’auteur, quel qu’il soit) y fait admirablement sentir, et par une gradation majestueuse, le rapport qui unit le tribunal de la postérité à celui des grands prédécesseurs. — Ne pas s’en tenir à la traduction de Boileau.