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Cependant, dès son arrivée à Paris, le ministre anglais fut obligé de transiger avec les exigences révolutionnaires. Tout le monde portait la cocarde tricolore, et il était impossible de paraître dans les rues sans cet insigne, que le peuple forçait tous les passans à arborer. Lord Malmesbury en prit son parti. Il écrivit à lord Grenville que jamais les gens de sa suite ne porteraient la cocarde quand il serait dans son caractère officiel, mais que, quand il sortait le matin, il aimait mieux la leur faire porter que de s’exposer à des insultes désagréables. « La faiblesse de ce gouvernement, disait-il, quand il a à lutter contre les dispositions du peuple, est telle que, si j’étais insulté, il ne pourrait pas me donner une réparation satisfaisante. » Lord Malmesbury demandait sur ce point un avis, mais il n’en reçut point. Son gouvernement, ne voulant sans doute ni lui permettre de porter la cocarde, ni le lui défendre, ne lui répondit rien du tout. Ce fut plus tard seulement que M. Canning, qui était son intermédiaire avec Pitt, lui écrivit qu’on ne voulait pas lui donner une réponse à ce sujet, et qu’il ferait mieux de ne pas en attendre, et"d’agir comme il le jugerait convenable.

Ce n’est pas pour rien que les Harris papers sont appelés journal et correspondance. Lord Malmesbury y tient en effet un compte journalier des moindres incidens de son existence. Quiconque a lu des impressions de voyage de touristes anglais sait avec quelle scrupuleuse exactitude y sont consignés les changemens de chevaux et l’appréciation des cuisines, aussi bien que les plus graves événemens historiques. Lord Malmesbury est, sous ce rapport, un parfait modèle. Il écrit tous les soirs ses faits et gestes de la journée. Il est allé aux Italiens. Il a pris une loge pour un mois. Il s’est promené sur les boulevards ; il y avait beaucoup de monde. Il a vu jouer l’Amour et Psyché, un charmant ballet. Les femmes et les enfans le suivent sur la route. Il descend à l’auberge de l’Ange. Très cher. Querelle de deux femmes qui lui demandent l’aumône. Auberge du Cygne. Pas mauvais ; bons lits. Rien de particulier. Bon dîner.

Quelques-unes de ses impressions sont curieuses cependant. Elles révèlent ce profond intérêt dont nous parlions tout à l’heure, et qu’inspirait aux étrangers, aux Anglais surtout, l’état de la France nouvelle. Il regarde tout, écrit tout. À Écouen, une députation des poissardes de Paris vient à sa rencontre avec des musiciens. Les poissardes ouvrent sa voiture pendant qu’il change de chevaux, et y entrent ; elles lui font une harangue, lui présentent des bouquets, et à toute force l’embrassent, lui et ses compagnons. Elles lui souhaitent beaucoup de succès, mais en lui demandant la pièce, ce qui le rend un peu sceptique. La physionomie des campagnes est tracée d’une manière assez pittoresque.

Beaucoup de charrues, dit-il, avaient des chevaux, mais un certain nombre n’avaient que des ânes. Quelques-unes étaient conduites par des