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celle des fileurs, attachés, corps et ame, à une mécanique assourdissante. Quelle est, pour cet enfant, la chance de vie ? Un an et trois mois ! Pour le fils du simple tisserand, dont le salaire est un peu plus élevé, la chance est de deux mois de plus. Dans les classes ouvrières comme partout, il y a une aristocratie : ce sont les contre-maîtres, et cette élite des ateliers, dont la main doit être guidée par l’intelligence ; ceux-ci peuvent espérer de conserver leurs enfans 2 ans et 6 mois. Les graveurs et les dessinateurs sont déjà des artistes : pour ceux qui naîtront dans ce groupe, une existence de 3 ans et 1 mois est probable. Laissons les vassaux de la fabrique. Observons les artisans libres, qui ont souvent le privilège de travailler au grand air : avec les journaliers, les manœuvres, la probabilité atteint déjà 9 ans et 4 mois. Les tailleurs n’ont pas à lutter contre la concurrence de la mécanique, et le nécessaire ne leur manque pas s’ils sont adroits et laborieux. Aussi, dans ce groupe, peut-on prédire au nouveau-né une vie de 12 ans. En remontant l’échelle des probabilités, je m’arrête à un chiffre déjà satisfaisant, 20 ans et 9 mois. À qui cette existence est-elle promise ? Aux enfans des domestiques, qui participent à l’aisance des maîtres. Ceux-ci, lorsqu’ils sont manufacturiers, fabricans, spéculateurs, marchands d’étoffes, vivent dans l’abondance sans doute, mais ils ont à supporter le poids de la guerre industrielle. La poursuite des chalands, la perspective de la fin de mois, assombrissent leur existence, et ils ne peuvent compter que sur 28 ans et 2 mois. Bien plus heureux sont les boutiquiers voués au détail[1], dont l’ambition ne s’étend pas au-delà du coin de rue. À l’épicier, le destin réserve 32 ans ; au cabaretier, au bonnetier et autre petit bourgeois, 42 ans et plus. Abordons enfin les classes favorisées, les propriétaires, les rentiers, dont l’unique travail est d’avoir soin d’eux-mêmes, et de conserver leurs revenus. Dans ces familles bien assises, l’âge probable de la mort sera 67 ans et demi ! À présent, que l’on rapproche les chiffres trouvés aux deux extrémités de l’échelle. Vie probable pour les pauvres habitans de Mulhouse : 15 mois ; vie probable pour les plus riches : 810 mois, c’est-à-dire une durée cinquante-quatre fois plus longue[2]. N’est-ce pas un beau privilège que la richesse ? Il est à croire

  1. Cette observation est suggérée par les tables de la mortalité de Mulhouse ; mais je ne crois pas qu’elle soit applicable au petit commerce des grandes villes.
  2. M. Villermé atténue ce qu’il y a d’affligeant dans ce tableau en signalant diverses causes possibles d’erreur. Quelques détails inexacts ne modifieraient pas essentiellement les faits généraux. On dit, par exemple, que les individus désignés comme rentiers ou propriétaires ne sont pas tous nés avec cette qualité, que ce sont le plus souvent des négocians ou des industriels retirés des affaires, après avoir passé par toutes les crises de l’existence, et qu’il n’est pas étonnant que dans ce petit groupe la vie se prolonge jusqu’à soixante-sept ans. D’accord ; mais, si l’on cesse de faire une classe à part de ces propriétaires, il faut les ramener dans la classe des négocians, et alors la moyenne de la vie, pour ces derniers, sera considérablement augmentée.