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fixent réellement leur rang dans le souvenir des hommes. Non-seulement les chansons de la Provence sont les créations les plus parfaites de son génie, mais, on peut le dire hardiment, elles ont ouvert cette grande ère, féconde en chefs-d’œuvre immortels, que notre orgueil oppose justement à tout ce que les anciens ont produit de plus accompli ; ce sont elles qui ont déterminé les rhythmes auxquels les peuples de l’Europe, rendue à elle-même, ont accordé leurs premiers sentimens, leurs premières pensées ; ce sont elles qui ont marqué la cadence sur laquelle le chœur des nations a recommencé à chanter ses passions renaissantes, à exprimer son intelligence retrouvée. M. Fauriel n’a point assez considéré ces chansons, d’abord en elles-mêmes, ensuite dans les imitations qui en ont été faites immédiatement par les autres peuples.

M. Fauriel a classé les troubadours suivant le genre de chansons où chacun d’eux s’est distingué. Cette classification lui a si peu réussi, qu’il a pu l’épuiser sans parler de Giraud de Borneil et d’Arnaud Daniel, dont il avait cependant annoncé le parallèle, et qui, nous l’avons dit, sont à des titres divers les auteurs les plus renommés de chansons provençales. Le savant écrivain n’aurait pas été exposé à ce grave inconvénient, si, poursuivant l’idée qu’il s’était faite du génie particulier des diverses provinces méridionales, et la corrigeant un peu, il s’était donné le temps de grouper les troubadours d’après les pays qui les ont vus naître. Il serait arrivé ainsi à tracer le tableau curieux des principaux foyers où la poésie provençale a été cultivée, et des migrations successives qu’elle semble avoir faites des uns aux autres. On voit très clairement que ces foyers sont distincts, et que quelques-uns s’éteignent plus vite ou brillent plus souvent que les autres. Dans les uns, c’est l’aristocratie qui semble chargée de la culture littéraire ; dans les autres, elle la partage avec le clergé et la bourgeoisie ; dans d’autres enfin, le peuple seul l’entretient. L’étude de toutes ces différences contrarie quelquefois les inductions de M. Fauriel.

Le troubadour qu’il nomme d’abord, le comte de Poitiers, emploie, dès la fin du XIe siècle, la langue provençale dans un pays où l’on ne s’attend pas à en voir le premier éclat, et il est remarquable qu’après Guillaume IX, non-seulement dans le Poitou, sa résidence, mais encore dans la Saintonge et dans la Guienne, parties considérables de ses états, la noblesse seule cultive la poésie provençale, qui, si on en juge par cet indice sûr, n’y est ainsi qu’un objet de luxe, réservé à la société polie. Au contraire, au commencement du XIIe siècle, c’est par le peuple même que, sur deux frontières opposées de la France méridionale, la Gascogne et l’Auvergne s’associent à l’enthousiasme nouveau de la poésie des troubadours. D’un côté Cercamons, Marcabrus et Peire de Valeira, de l’autre Pierre d’Auvergne, ouvrent la carrière où ces deux provinces vont se signaler. Il y a encore cette différence, qu’en Auvergne, après Pierre, que les biographes nous représentent comme un homme lettré, appliquant à la langue moderne les ornemens de l’art antique, la noblesse paraît presque seule composer la liste des troubadours, même bien avant dans le XIIIe siècle, tandis qu’en Gascogne toutes les classes continuent à la grossir. De ces indications il ne faut pas conclure, comme M. Fauriel l’a fait, qu’au-dessus de l’Aveyron et des Cévennes, la poésie méridionale n’était que le passe-temps élégant des cours ; car dans ces limites même, entre la zone orientale que forment l’Auvergne et le Velay, et la zone occidentale du Poitou, de la Saintonge et de la Guienne, se place une contrée intermédiaire,