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anglo-normands et ceux du Limousin. J’omets encore l’Allemagne, dont deux empereurs, Frédéric Ier et Frédéric II, l’un au milieu du XIIe siècle, l’autre au commencement du XIIIe, encouragèrent, imitèrent même, dit-on, la poésie provençale, florissante alors non-seulement dans le pays d’Arles revendiqué par eux, mais dans la Lombardie et dans tout le reste de l’Italie, théâtre ordinaire de leurs expéditions et de leur politique. Je ne parlerai même pas de l’Italie, dont les principales villes, surtout dans le nord, Gênes, Massa, Casal, Mantoue, Ferrare, Venise, donnèrent des rivaux aux chanteurs de Marseille et de Toulouse. Je m’attacherai aux troubadours espagnols, sur lesquels l’attention s’est particulièrement fixée dans ces dernières années, et qui nous conduiront à faire sur le livre de M. Fauriel quelques remarques importantes.

Le savant auteur a nommé, parmi les poètes qu’il rattache à l’école de Toulouse, Guillaume de Cabestaing, ce cavalier de Roussillon dont le cœur fut servi a sa dame, dans un affreux festin, par un mari révolté contre les mœurs nouvelles de la chevalerie. M. Fauriel aurait dû voir, dans cette exécution cruelle, l’accueil fait par la jalousie espagnole à la civilisation provençale, que, dès la fin du XIIe siècle, la maison de Catalogne et d’Aragon s’efforçait de naturaliser au midi des Pyrénées, pour mieux assurer sa domination sur les deux versans de ces montagnes. Lorsque l’Espagne chrétienne eut dompté les Maures, qui entretenaient dans ses peuples, avec les héroïques vertus, les usages encore rudes de la guerre, les royaumes adoptèrent successivement les habitudes élégantes dont Guillaume de Cabestaing avait été la victime. Le contemporain de ce malheureux troubadour, et, suivant les chroniques, son vengeur, le roi Alphonse II, avait fait asseoir la poésie avec lui sur le trône d’Aragon. En Castille, on voit, à la fin du XIIIe siècle, le roi Alphonse X recommander par son testament un livre des troubadours, Dos Cantares, dont on chantait les hymnes dans l’église, et qu’on déposait sur l’autel aux grandes cérémonies avec l’encyclopédie rédigée par Vincent de Beauvais sous l’inspiration de saint Louis. En Portugal, c’était à la même époque qu’un troubadour de Cahors, Aymerie d’Ebrard, enseignait au roi Denis à tourner des vers provençaux, et fondait à Lisbonne, dont il devint archevêque, la célèbre université transportée en 1308 à Coïmbre. Vers la fin du XIVe siècle, la Péninsule entière, commençant à cultiver les arts de la paix, s’associa au goût déjà ancien de ses princes pour la poésie provençale, ranimée, dans ses divers royaumes, par l’imitation de l’Institut du gai savoir de Toulouse. De cette époque datent quelques manuscrits inestimables que Paris possède, et qui renferment les œuvres choisies des derniers successeurs des troubadours. Les chants les plus curieux que les troubadours d’Aragon, de Catalogne et de Valence aient produits sont conservés à la Bibliothèque du roi dans un Cançoner d’Amor formé des poésies de près de quarante poètes. Ce recueil a aussi porté le nom et renferme les vers étudiés d’Ausias March, le plus illustre élève que les Provençaux aient eu au midi des Pyrénées, auteur si fameux en Espagne que, malgré les changemens survenus dans le goût de l’Europe à la fin du XVIe siècle, il était expliqué comme Virgile lui-même aux enfans de Philippe II. Les troubadours castillans nous sont connus par deux manuscrits principaux, par le Cancionero, auquel Juan Alfon de Baena, écrivain et poète du roi Juan II, a donné son nom, recueil des poésies faites à la cour d’Henri III à la fin du XIVe siècle, et par le Vergel de Pensamiento, compilation formée,