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de Tunis, et Abd-el-Kader même, bien à contre-cœur sans doute, lui écrivent pour reconnaître en lui le maître de l’heure annoncée pour l’anéantissement des chrétiens. Or, qu’est-ce que ce Bou-Maza ? Un khouan de Mouleï-Taïeb, ordre dont le siège est dans le Maroc, mais dont les ramifications en Algérie sont nombreuses et vivaces. Le grand-maître de l’ordre a lu sur sa tête le fateah, c’est-à-dire ce passage du Koran qui a la vertu d’appeler la victoire sur ceux qui combattent les infidèles. Après cette consécration, l’homme à la gazelle est plus qu’un général : c’est un apôtre. Il arrive seul et inconnu pour le plus grand nombre. Sans discuter, sans hésiter, on se lève, on prend les armes, on marche, on se fait tuer. Ce n’est pas que les trente-cinq tribus qui le reconnaissent le suivent en masse : il suffit que les frères de son ordre se rangent autour de lui pour composer le noyau d’une petite armée.

L’origine de cette puissante confrérie est déjà assez ancienne pour disparaître dans les nuages de la tradition. Elle eut pour fondateur, non pas ce Mouleï-Taïeb qui lui a donné son nom, mais un de ses ancêtres nommé Mouleï-ed-Dris. Ces deux saints personnages étaient chourfa, c’est-à-dire du nombre de ces schériffs du Maroc que l’on suppose, à tort ou à raison, descendans du prophète. L’usage paraît s’être établi de choisir les grands-maîtres de l’ordre parmi les chourfa : cette faveur insigne les réunit, par des liens de parenté, à la famille impériale, qui a la prétention assez bien fondée, à ce qu’on assure, de conserver le sang de Mahomet.

Tout ce qu’on sait de ce Mouleï-Taïeb, c’est qu’il vécut il y a plus de trois siècles, et fut un vénérable marabout, pouvant lutter, en fait de miracles, avec les saints les plus favorisés des légendes chrétiennes. Sa maison, qui existe encore à Fez, est pour les dévots un lieu de pèlerinage. Le khalifa qui est maintenant en fonctions se nomme Sidi-Hadj-el-Arbi. Résidant au Maroc, dans une ville nommée Ouad-Zan, centre commun de toute la corporation, il est parent de l’empereur et même son chef spirituel. Abd-er-Rhaman, comme presque tous les principaux personnages de son empire, porte la rose de Mouleï-Taïeb.

Un des plus puissans moyens de domination pour les grands marabouts est la croyance populaire qui leur attribue la faculté de se changer en quadrupèdes, en oiseaux, en poissons, de se transporter où ils ont besoin d’être, de voir, d’entendre tout ce qui les intéresse, et de devenir eux-mêmes invisibles. Sidi-Hadj-el Arbi a une réputation de sainteté trop bien établie pour que les dévots lui refusent ce privilège. Voici une anecdote récente qu’on raconte à ce sujet. Un domestique du marabout, après douze ans passés à son service, eut la singulière fantaisie d’aller à Alger et de s’engager dans les zouaves, sous le drapeau français. Long-temps après, le fugitif était déjà oublié, lorsqu’un jour Sidi-Hadj-el-Arbi, lisant gravement avec les ouléma des livres de science, se