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contemporaine et en reproduisit les caractères. Rien de plus complexe, on le sait, que le moyen-âge : lois, coutumes, souvenirs antiques, tentatives nouvelles, tout est mêlé, tout tient à tout. C’est le chaos fécond où s’agitent encore informes les élémens de la société moderne. Les genres littéraires aussi n’y sont pas constitués, renfermés dans de sévères limites ; ils courent et bondissent librement, sans autre but que la fantaisie, sans autre loi que le caprice. La satire se montre partout, et ne s’emprisonne nulle part. Sirventois, fabliaux, chansons de gestes, conciles, sermons, architecture, cérémonies religieuses, tout lui est bon ; elle court, elle étincelle dans tous les écrits, dans tous les événemens, vive, rapide, insaisissable, comme un point de feu qui se ranime et fuit dans un linge déjà consumé.

La satire de cette époque est donc plutôt une disposition morale qu’une œuvre littéraire. L’étudier dans son ensemble serait un travail de philosophe plutôt que de critique. Nous tâcherons d’en esquisser ici les principaux traits.

Ce qui nous frappe d’abord, c’est la présence assidue d’une idée satirique à côté d’une grave institution. La raillerie forme, au moyen-âge, la contre-partie obligée de tout rêve généreux ; la vie réelle y est comme une médaille que la poésie frappe des deux côtés, ici en creux, là en relief. D’une part, l’enthousiasme y élève l’empreinte de l’idéal ; de l’autre, la moquerie mordante y grave la satire. Et ce n’est pas une empreinte une fois tirée, un tableau immobile et mort ; cette double image poursuit la société dans tous ses changemens, en accuse toutes les modifications : elle vit, grandit, se rajeunit avec elle, ou plutôt elle contribue elle-même à la renouveler, car le mouvement des esprits, c’est-à-dire la littérature, n’est pas moins cause qu’effet dans l’histoire d’une nation. La satire, par exemple, qui est ici l’objet spécial de nos recherches, joue un rôle incessant dans la série des évolutions sociales ; c’est l’opposition constitutionnelle du moyen-âge. Passant tour à tour à l’attaque de toutes les idées régnantes, arme frêle et terrible, elle change de maître, non de but, et frappe un présent qu’elle hait au profit d’un avenir que souvent elle ignore.

Le moyen-âge a usé successivement trois pouvoirs : l’empire carlovingien, la féodalité, l’église. Ils ont été ruinés chacun par leur successeur, le dernier par le peuple. La satire n’a manqué à aucune de ces destructions. Nous devons donc distinguer trois sortes de satires : la satire féodale, la satire ecclésiastique, la satire populaire.


I.

Charlemagne avait voulu devancer l’histoire et faire seul l’ouvrage des siècles. Jetant l’Europe au moule de son génie, il lui avait imposé une unité apparente et toute plastique. Cette forme, héritage d’une société éteinte, se trouva trop vaste, trop savante pour les besoins des peuples nouveaux que la misère avait ramenés à la barbarie. C’était une expression antique posée extérieurement sur des sentimens et des mœurs auxquels elle ne répondait plus ; c’était le classicisme en politique, quelque chose de grand, mais de mort. La véritable unité ne peut naître que de l’assimilation lente des intelligences. Il fallait alors reprendre la société dans ses bases, fortifier les ames par la conscience de leur valeur individuelle, armer le soldat pour la défense de sa terre, élever le beffroi