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Toutefois ce système si brillant, si généreux en apparence, devait périr. Il portait dans son sein le germe de sa mort : la liberté de quelques-uns était l’oppression du plus grand nombre. Comme la société antique, la féodalité avait aussi ses esclaves, elle répétait aussi ce cruel adage : Humanum paucis vivit genus. La Providence frappera donc cette société injuste, et par conséquent éphémère. Décimée par de sanglantes défaites, désarmée par la monarchie capétienne, minée sourdement par les clercs et les légistes, elle tombera tout-à-fait sous le choc de l’opinion, — représentée en littérature par la satire.

Nous allons voir un poète du XIIIe siècle railler les passes d’armes et les batailles, rire aux dépens de toute la chevalerie et de ses hautes prétentions. Thomas de Bailleul, trouvère normand, nous représente deux armées sur le point d’en venir aux mains. Tout fait présager un combat acharné : d’un côté sont les Perses, les Grecs, les Siciliens, les Lombards, les Toulousains, les Gascons, les Limousins et les Poitevins ; de l’autre, les Africains, les Esclavons, les Allemands, les Bourguignons, les Picards, les Normands, les Français et les Angevins. Des comtes palatins commandent les deux armées, qui ne sont composées que de guerriers du plus haut rang. Le poète convoque tout l’arrière-ban des preux du moyen-âge ; nul n’échappera à la malice de son dénouement.

« Pendant que les deux armées s’avancent l’une contre l’autre, l’alarme se répand dans la ville voisine : les dames étaient montées en haut de leurs palais marbrins ; assises aux fenêtres, le chef incliné de douleur, elles regardaient les deux armées, où se faisait grand bruit de tambours, de trompes et de maint cor d’ivoire. Chacune y avait son frère et son cousin ou son loyal ami qu’elle aimait d’un cœur tendre. Aussi étaient-elles dolentes à bon droit. — Hélas ! disait la reine, maint enfant sera orphelin après cette journée : jamais ce ne fut tel dommage depuis le roi Pépin. »

Le poète décrit ensuite l’appareil des deux troupes, les armures des combattans et le courage qui les enflamme ; mais, tandis qu’on s’attend à voir commencer une sanglante bataille, il renverse par un trait plaisant tout cet échafaudage chevaleresque :

Et moi, qui seul étais dessous un aubépin,

Je vis au milieu d’eux venir un pèlerin

Qui tous les apaisa de pleins hanaps de vin.


Il est impossible de méconnaître ici la parodie des prouesses chevaleresques et des chansons de gestes qui les célébraient : c’est le même ton, la même noblesse, avec le grand vers alexandrin et la longue strophe monorime.

L’histoire fait quelquefois d’excellente satire : le trait mordant qu’un trouvère imaginait au XIIIe siècle contre la chevalerie, le moins chevaleresque de nos rois le réalisait au xve. Quand Édouard IV vint sur le continent redemander, selon l’usage, son royaume de France, Louis XI lui envoya « trois cents charriots du meilleur vin qu’il fut possible de finer, et semblait ce charroi quasi un ost aussi grand que celui du roi d’Angleterre. » On se mit à table aux portes d’Amiens, les Anglais d’une part, de l’autre, « cinq ou six hommes de bonne maison fort gros et fort gras. » À la fin du repas, la paix était conclue ; mais le combat avait été long et acharné ; car, dit Commines, « dura ceci trois ou quatre jours. »

Ce n’est pas seulement par des traits isolés et par des pièces fugitives que