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opposé. Le premier jette son gant et commence l’attaque. Une feuille de rose forme leur heaume, un brin de gazon leur cimeterre. Le perroquet succombe et confesse, l’herbe sous la gorge, que les clercs sont plus courtois que les chevaliers.

Cette plaisanterie satirique est, non pas la preuve, mais l’indice d’un fait grave. C’était en effet le clerc qui supplantait le chevalier. Tantôt l’attaquant directement et en son nom, il le poursuivait jusque sous le manteau royal, et tentait ouvertement d’établir la théocratie ; tantôt au contraire, conseiller ou ministre, il s’empressait autour de la royauté naissante, et s’en faisait l’auxiliaire, afin d’en devenir le maître. Avec elle, il travaillait à l’abaissement des grands vassaux. Le clergé avait peu de penchant pour le système féodal : nous l’avons entendu tout à l’heure, par la bouche du diacre Florus, en regretter l’établissement. Il est vrai que, quand il le vit fortement constitué, il en prit provisoirement sa part ; mais là n’étaient point ses sympathies : ses souvenirs le reportaient à l’administration romaine, à l’époque impériale, où tous obéissaient à un seul homme, tandis que cet homme relevait de Dieu, dont les clercs étaient les interprètes. Il y a plus : sous les passions des hommes qui s’agitaient à la surface, se livrait comme à l’ordinaire une lutte sérieuse d’idées et de principes. Le pouvoir féodal et guerrier, le droit du fer, ne pouvait subsister seul ni dominer long-temps. Nécessaire pour retremper les ames, il eût fini par les abrutir. Il fallait que la pensée, la tradition, la science, entrassent pour quelque chose dans le gouvernement du monde ; il fallait qu’à côté de cette hérédité charnelle se montrât déjà par quelque endroit l’hérédité spirituelle, l’élection. Le clergé représentait alors tous ces principes : c’était donc à lui de combattre par tous les moyens la force brutale que sa nature même condamnait à périr.

Le pouvoir ecclésiastique fut, au milieu de la société guerrière, une magistrature censoriale, une haute satire constituée et vivante. C’est dans sa parole plus que dans les chants des trouvères qu’apparaît la protestation contre l’insolence et la tyrannie des nobles. On n’y trouve plus seulement une ingénieuse et innocente parodie, mais une invective pleine d’audace et de verve. Pour lutter contre le baron bardé de fer, l’esprit de justice a revêtu la robe du prêtre.

On peut trouver le type de cette noble satire dans les lettres des souverains pontifes. Il faut entendre le pape Grégoire VII flétrissant, aux yeux des évêques de France, les abus de l’anarchie féodale, l’impuissance des rois et la cruauté des guerres privées. « Est-il quelque infamie, quelque espèce de cruauté, dit-il, qui ne se commette impunément en France ? Depuis un certain temps, la puissance royale affaiblie n’a plus de lois à opposer aux délits, plus de force pour les punir. Les Francs, ennemis entre eux, lèvent des troupes et se font la guerre pour venger leurs propres injures. Ces querelles privées désolent la patrie, la remplissent de meurtres, d’incendies, et des autres calamités que produisent les guerres. »

La censure sacrée ne s’arrête pas même au pied du trône : « Votre roi, continue Grégoire, ce roi que l’on doit plutôt qualifier de tyran inspiré par le diable, est le principal auteur de ces désordres. » Suit alors une confession générale de Philippe Ier, long catalogue d’accusations assez vagues qui se termine par ce trait fort précis : « Dernièrement, des marchands de divers pays se rendaient à une foire qui se tient en France, lorsque ce roi, en vrai brigand, les arrêta et leur enleva une somme considérable d’argent. » L’héritier des mœurs et de la