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préjugés antiques, que le rappel des corn-laws peut l’être au système protectioniste. Sans rien analyser, le moyen de causer ? Là où la moitié des sujets sont défendus, le moyen, s’il vous plaît, d’écrire ? De là cette disette proverbiale de causeurs, qui se laisse remarquer dans les salons de Londres ; de là ce déluge de livres superficiels, trop nuls même pour être absurdes, dont les trois royaumes sont inondés depuis bientôt cinquante ans. L’Anglais a pour lui-même un peu de ce saint respect que professent les Chinois pour le céleste empereur, et il se garderait bien de jeter un regard indiscret sur les sublimes mystères de sa conscience. De ce point de vue, l’analyse lui semble une chose impertinente, improper, une profanation évidemment choquante. Et au fait comment le peuple protestant par excellence, le peuple dont l’immense orgueil a toujours maintenu l’hérésie, et qui n’a jamais pu comprendre la confession, comment ce peuple admettrait-il l’esprit d’examen dans la conversation et dans les écrits ? Croit-on par hasard que Byron ait été forcé de chercher un asile sur les bords de la Brenta, parce que les amours du Corsaire ou de Don Juan avaient scandalisé les prudes filles de la Grande-Bretagne- ? S’il en était ainsi, combien d’autres, Moore en tête, se seraient trouvés mis au ban de cette société, qui tout au contraire les entourait de prévenances et de fêtes ! Non, le seul tort du poète de Lara consiste à avoir trop arraché de masques, trop découvert de plaies, et trop prouvé non-seulement que ce qu’on nomme la bonne société est partout fort mauvaise, mais encore qu’en Angleterre elle ne vaut pas mieux qu’ailleurs. Son crime a été l’esprit d’analyse porté à un très haut degré, et voilà précisément pourquoi nous disons qu’à l’heure qu’il est un grand travail se fait en Angleterre ; c’est que Byron, s’il s’y présentait aujourd’hui, serait non-seulement possible, mais deviendrait l’objet de l’enthousiasme national. On a dit avec raison que certains écrits de romanciers célèbres, et chez nous fort goûtés du public, ne sauraient exister à Londres ; mais croit-on, pour cela, que la lèpre sociale y soit moins hideuse, la corruption moins profonde : Nous ne le pensons pas. La nation anglaise ressemble, à cet égard, à certains gouvernemens absolus qui ne publient que leurs victoires, et ne constatent jamais leurs défaites ; on veut bien ne se passer d’aucun des charmans petits vices dont on jouit à l’étranger, mais ce sera, comme les hypocrites de Molière, « à petit bruit ; » on se permettra tout, mais à condition de n’en parler point, et, dans ce pays où les comtesses épousent des jardiniers[1], nul n’oserait écrire Ruy-Blas.

Non-seulement l’Anglais comme il faut ne veut pas qu’on l’analyse

  1. En 1767, la comtesse de R…, pairesse d’Angleterre de son propre chef, épousa un garçon jardinier qui un jour avait risqué sa place pour lui couper une fleur précieuse appartenant à son maître.