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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 14.djvu/825

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vrai, c’est qu’Arden ignore que l’ambition remportera la victoire ; dupe de lui-même, il obéit aux circonstances sans penser à faire des théories. Arden est non-seulement l’homme du monde, mais l’homme de notre monde, de notre société, l’homme de notre siècle, avec toute sa mollesse, son indifférence et son détestable esprit de transaction. Cherchant sans cesse à tout concilier, à marier l’inclination et le devoir, il ne pratique résolument qu’une chose, l’égoïsme, et n’atteint qu’à un résultat invariable : ne jamais renoncer à rien. Tout renoncement est beau, mais à la condition d’être entier, absolu. Que l’amoureux abjure l’ambition, ou que l’ambitieux abjure l’amour, le sacrifice est égal, et nous ne comprendrions pas que l’un fût placé plus haut que l’autre. L’homme qui poursuit son idée aux dépens de ses penchans, et qui, pour atteindre à la gloire, marche sur les débris de son cœur, nous offre un spectacle grand et éminemment moral en ce que nous y voyous le triomphe de la volonté sur les passions ; mais pour cela il faut savoir résister jusqu’au bout, être fort de sa propre force et jamais de celle d’un autre. Un seul instant de faiblesse, une seule larme qu’on fait verser, et le sacrifice est nul et la gloire entachée. C’est pourquoi Herder avait raison lorsqu’il se demandait jusqu’à quel point l’homme était autorisé à vouloir s’élever au-dessus de l’humanité. La suprême sagesse consisterait peut-être à éviter ces situations trop tendues où l’on est condamné à être sublime sous peine d’être pitoyable. Peut disposé à suivre ce précepte, le jeune Arden se laisse prendre à l’amour sans pour cela renoncer à l’ambition. Il aime, il est aimé. Un seul coup d’œil sur sa position lui défend de penser au mariage ; le premier regard de Mary lui a défendu de penser à autre chose. Sous l’humble nom qu’il a adopté, la jeune fille ne devine point en son amant le neveu du grand seigneur, du puissant ministre, dont le domaine touche au jardin du presbytère. Arden n’a qu’un protecteur, son oncle ; de lui dépend tout son avenir. Ceci, dira-t-on, est une vieille histoire : d’un côté la fortune, de l’autre l’amour. Schiller n’a pas fait autre chose, avec cette différence que, dans l’Intrigue et l’Amour, la scène se passe sous un gouvernement absolu où l’autorité compte pour quelque chose, tandis que, dans nos pays constitutionnels, la liberté d’action étant complète, les entraves ne peuvent venir que de nous-mêmes. Arden, déterminé à ne pas renoncer à celle qu’il aime, mais en même temps peu disposé à compromettre son avenir, propose à Mary un mariage secret, en lui révélant son nom, en lui expliquant sa position, et en lui faisant jurer un inviolable secret. Elle finit par consentir ; un complaisant ami, Clanalbin, se trouve là ; il résiste bien un peu d’abord à la prière d’Arden, mais, cédant à la fin, il arrange tout avec zèle, et le futur comte d’Arden se lie par d’indissolubles liens à l’humble fille d’un obscur pasteur.

Le temps passe, la saison des travaux politiques revient. Notre marié