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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 14.djvu/88

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des corridas a d’ailleurs un résultat agricole excellent. Il stimule le zèle des éleveurs de bestiaux, et les places offrent à leurs haras un lucratif débouché. On ne tue pas moins de six taureaux par course, et un taureau de cinq ans vaut de 800 fr. à 1,000 fr. Je sais tel grand d’Espagne à qui son haras de taureaux de combat rapporte annuellement plus de 400,000 réaux (100,000 francs). En Angleterre et en France, on choisit, comme vous savez, pour étalons les chevaux qui ont le plus vaillamment subi l’épreuve des courses. On pense, avec raison, qu’ils lèguent leur vigueur à leurs produits. On agit de même en Espagne à l’égard des taureaux. Lorsqu’un animal d’une force extraordinaire et d’un courage indomptable fait des prodiges dans le cirque, le peuple entier demande sa grace, le président l’accorde quelquefois, et le taureau retourne aux champs, où, vivant dans l’abondance, il n’a désormais d’autre soin que d’améliorer, autant qu’il est en lui, la race bovine de la Péninsule, qui est, sans contredit, la plus belle de l’Europe. L’an dernier, m’a-t-on dit, un taureau gracié sortit ainsi triomphalement du cirque de Séville, et j’ajouterai tout bas que j’ai entendu le peuple réclamer à Madrid la même faveur pour un autre taureau dont le seul mérite était d’avoir blessé à mort, dans le chemin de ronde, un pauvre sergent de ville. Viva et toro ! Viva et toro ! criait-on de toutes parts. Le président fit un geste de colère. Alors toute l’assistance se prit à chanter en chœur cette demande et cette réponse que l’on se renvoyait d’un côté à l’autre des gradins : — Quien es el presidente (qui est le président) ? — Un’ perro (un chien), ou à volonté un’ burro (un âne).

Le peuple espagnol, qui veut que le taureau brave soit honoré, exige, en revanche, que le taureau lâche soit puni et traité avec mépris. Un animal qui n’ose pas se jeter sur un picador, qui n’entre pas à la pique, comme il faut dire, n’est pas jugé digne de l’épée d’un matador. On lâche à sa poursuite des chiens qui le prennent aux oreilles, qui le coiffent, et un torero subalterne le frappe par derrière. Quelquefois même on lui coupe les jarrets avec un croissant emmanché d’un long bâton, et qu’on nomme la media-luna. Alors le spectacle est révoltant et devient une véritable boucherie. Dès que le péril cesse, le dégoût commence. Quand le taureau est froid, sans être lâche, et qu’il a besoin d’être excité, on arme les banderillas de pétards (banderillas de fuego), qui éclatent contre sa chair et lui font faire des bonds désespérés.

Ce spectacle, à part ces incidens qui se reproduisent sans grande variation, est toujours le même, et cependant il n’est jamais monotone. On ne s’en lasse pas, et, tout au contraire, à chaque course l’enthousiasme augmente. Ce drame est toujours d’un intérêt extrême, parce qu’il est réel toujours. C’est la vie d’un homme qui se joue devant vous. Un jour que Montés avait affaire à un taureau redoutable, un acteur comique, célèbre à Grenade, lui cria : « Tu pâlis, Montès ! — C’est vrai,