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ne paraissent pas avoir été puisés dans les chants populaires[1]. Écrits en tiers octo-syllabiques rimés deux à deux, ces longs romans étaient surtout destinés à la lecture ; ils se proposaient bien plus de flatter les goûts amollis de la classe aristocratique que d’émouvoir la foule ; en un mot, ils étaient composés pour les passe-temps des barons et des châtelaines, qui seuls lisaient ou se faisaient lire.

Il existe dans les romans d’Arthur et de la Table-Ronde, comme dans les romans carlovingiens, deux branches tout-à-fait distinctes ; l’une d’une galanterie toute mondaine, l’autre galante encore, mais d’une galanterie religieuse et mystique. Cette dernière branche, la moins morale des deux, est un produit étrange de la fiction théologique du Saint-Graal. Qu’est-ce que ce Saint-Graal ? On appelait ainsi le vase imaginaire qu’on prétendait avoir servi à Jésus-Christ pour faire la cène avec ses disciples, et dans lequel, suivant l’évangile apocryphe de Nicodème, Joseph d’Arimathie recueillit les gouttes de sang tombées des plaies du Sauveur. La garde de ce divin calice, confiée à la milice romanesque des templistes, était vraisemblablement liée à l’institution réelle des templiers, seule chevalerie qui fût selon les vues et le cœur de l’église. Cependant l’idée de ce vase, dont la possession assurait, outre une joie mystique ineffable, divers avantages temporels, entre autres une force et une jeunesse perpétuelles, mais qu’une pureté parfaite pouvait seule conquérir et conserver, se mêla, dans l’imagination d’un très grand nombre de romanciers de haut lignage, aux fictions galantes et très profanes du cycle d’Arthur. De ce mélange peu orthodoxe naquirent tous les héros et héroïnes passionnés et dévots des romans de la Table-Ronde, Lancelot du Lac, Genièvre, l’infidèle épouse du grand Arthur, Tristan le Léonnois, Yseult la blonde, qui, avec leur cortége de fées, de géans et de magiciens, avec leurs armes enchantées et leurs philtres amoureux, composèrent une littérature nouvelle et charmante, une poésie vraiment moderne, qui ne doit rien au génie de l’antiquité, poésie appelée, à si bon droit, romantique, et qui se montre aujourd’hui, après cinq cents ans de succès, la piquante rivale ou le gracieux pendant de la mythologie classique, deux sœurs également, quoique différemment séduisantes, et qui ne diffèrent entre elles que comme une beauté d’Asie diffère d’une beauté d’Europe.

M. Delécluze, ne pouvant rattacher par aucun lien la muse nouvelle à son idéal préféré de renaissance romaine, a tâché de se débarrasser de cette importune, en lui opposant une fin hardie de non-recevoir. Il la repousse comme une sorte de gitana étrangère, de patrie équivoque, née d’une mère arabe ou persane, sur la couche d’un pèlerin fanatique ou sous la tente d’un croisé dissolu. Si les preuves réunies avec art par M. Delécluze

  1. L’Arthur des romans de chevalerie diffère entièrement de celui des triades galloises et des traditions bretonnes.