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latine, germaine et scandinave. Serait-il bien surprenant que les germes des idées dites chevaleresques eussent suivi conjointement la même route et nous fussent aussi venus de l’Orient central en passant par le Nord ? Je regrette que M. Delécluze, qui a entrevu cette vérité, n’ait pas cherché en elle seule la solution du problème.

Il est vrai que cette semence indo-persane n’a laissé que d’assez faibles traces de son passage en Grèce, quelques mythes ou légendes des âges héroïques, les victoires d’Hercule, de Persée et de Thésée contre des brigands et des monstres, les enchantemens de Circé, la fraternité d’armes de Castor et Pollux ; elle a laissé moins de traces encore en Italie. A vrai dire, ces idées ne se sont acclimatées et n’ont réellement pris racine et croissance que dans les parties de l’ancien monde demeurées en dehors de la culture hellénique, et surtout de la domination romaine. Il est résulté de là, pour tous les peuples anciennement appelés barbares, tant de l’Orient que de l’Occident, un fonds commun de civilisation qui, malgré les différences de climat et de religion, a fini par produire en Asie et en Europe une société nouvelle qu’on peut appeler la société chevaleresque, aussi forte et plus pure, plus généreuse que la société antique. Sous les murs de Jérusalem et de Grenade, souvent musulmans et chrétiens ont semblé faire partie de la même famille. C’est (indépendamment des traditions originelles) que sur un point capital il existe entre l’Évangile et le Coran une communauté de doctrines qui, malgré leur antagonisme à tant d’égards, rapproche les croyans de l’une et l’autre loi et les élève bien au-dessus des peuples anciens, la foi à un Dieu unique.


VI.

Au reste, quelle que soit l’origine de la chevalerie de l’Occident, M. Delécluze ne lui en attribue pas moins la presque totalité des maux de la société moderne. Il lui impute (et c’est sur ce point que nous différons le plus) la plupart des vices qu’elle a voulu et qu’elle n’a pu corriger. En effet, on modifie, on atténue les mauvais penchans de la nature humaine ; on ne les extirpe pas. Aux XIe, XIIe et XIIIe siècles, ces mauvais penchans n’ont pas tardé, pour se défendre à armes égales, de se réfugier dans la chevalerie elle-même et dans la poésie chevaleresque, et ont tâché d’en incliner l’esprit et les règles à leur usage. Cette tactique est aussi ancienne que le monde. C’est l’histoire des passions chez tous les peuples. La poésie, d’abord religieuse et morale, finit toujours par devenir plus ou moins la complice et la complaisante de nos faiblesses. Cependant la reconnaissance publique, en glorifiant la chevalerie d’âge en âge, ne s’est montrée qu’équitable. Cette institution était, à son origine, le seul remède, ou plutôt le seul adoucissement possible aux violences de la féodalité qui succédait à deux conquêtes. Elle a eu